L’intelligence artificielle est effectivement un « game-changer » pour le Luxe

Eric Briones

Quel avenir pour l’industrie du luxe ? Croissance des ventes, usage de l’IA dans la relation client… la dernière étude de Bain & Company « A thousand winds that blow » fait un état des lieux du marché du luxe et de ses perspectives. Entretien exclusif avec Mathilde Haemmerlé, associée au sein du pôle luxe Bain & Company.

@Mathilde Haemmerle

Journal du Luxe

L’optimisme est-il toujours de rigueur pour les marchés de luxe ? Pourquoi avoir choisi comme titre de l’étude : « A thousand winds that blow » ?

Mathilde Haemmerlé

Optimisme, oui ! Dans un contexte de tensions géopolitiques et d’incertitude macroéconomique, le marché des biens personnels de luxe garde le cap et a enregistré une croissance de l’ordre de 10% au premier trimestre 2023, après une année record en 2022 avec un marché estimé à 345 milliards d’euros. Le luxe démontre à nouveau son caractère résilient.

Mais un optimisme précautionneux est de rigueur, avec des contrastes importants d’une région à l’autre. Les États-Unis qui constituaient le poumon de la reprise post-covid subissent un ralentissement : les consommateurs américains freinent leurs dépenses en raison des incertitudes économiques et de la suppression des stimuli à la consommation de la période Covid. L’Europe a commencé l’année avec des performances soutenues, des doutes subsistent pour les prochains mois quant à la vitesse de retour des touristes asiatiques et au maintien de la dynamique de consommation locale. La Chine continentale, fortement impactée par les confinements en 2022, repart à la hausse ; tandis que le marché asiatique connaît un remaniement, avec le retour en force du Japon, de Hong Kong et Macao, alors que la Corée du Sud ralentit.

Si le secteur se porte globalement très bien, des dynamiques extrêmement hétérogènes et des vents contraires impactent l’industrie depuis quelques années ; de fait la cartographie du luxe (géographies et segments clients porteurs) est en perpétuelle évolution. C’est le sens du titre de notre étude de juin 2023.

Journal du Luxe

Le Luxe rentre de plain-pied dans une « quête de l’élévation ». Quels sont les fondamentaux de cette démarche? Comment réussir, dans la durée, une telle stratégie ? Le succès stratosphérique du « Quiet Luxury » est-il la matérialisation de cette élévation généralisée ? Le luxe ne court-il pas un grave danger s’il ne s’intéresse qu’aux plus riches de ses clients ?

Mathilde Haemmerlé

Notre étude met en effet l’accent sur une « quête d’élévation » toutes catégories confondues, tirée par les pièces iconiques et de super luxe.

La croissance du prix unitaire des pièces iconiques n’est pas nouvelle, elle s’est accélérée dès la sortie du covid. Ce qui est nouveau depuis quelques mois est le renforcement du poids des pièces haut de gamme dans les volumes d’achats. Avec ce double effet d’élévation du prix unitaire et du mix produits, nous estimons que le prix explique plus de 70% de la croissance du marché des derniers trimestres (vs. ~50% entre 2019 et 2021).

Comment expliquer cette tendance ? Dans cette période d’incertitude et de morosité, ce sont les Top clients, les (U)HNWI, qui montrent la plus forte résilience, ce qui impacte le mix produits. Ce sont 2% des consommateurs de Luxe qui représentent plus de 40% du marché. De façon plus structurelle, les clients du Luxe, continuellement en recherche de qualité et de durabilité, cherchent à acheter « moins, mais mieux ». Les pièces iconiques et intemporelles (comme les modèles de montres rares et très recherchées, les pièces de haute joaillerie, les sacs iconiques, les pièces de mode très habillées) tirent la croissance, et sont considérés comme des actifs de valeur qui continuent à s’apprécier. Le succès du « Quiet Luxury » participe à cette tendance d’élévation : les Maisons ont récemment moins porté leur efforts sur les produits entrée de gamme (typiquement articles statutaires et aspirationnels comme les sacs logo, les sneakers…), mais plutôt sur les produits ciblant le haut de la pyramide, c’est-à-dire des produits uniques (avec un style plus discret mais des matières exceptionnelles), accompagnés d’une expérience inoubliable (en témoigne le développement de salons réservés aux ‘Very Important Clients’).

Le Luxe entre dans une période du « littéralement moi ». Approche-t-on du point d’inflexion sur les prix ? La réponse n’est certainement pas la même pour toutes les Maisons. Celles qui savent entretenir et renforcer la désirabilité de leur marque, délivrer une expérience super premium autour de leurs pièces iconiques, ont encore une marge manœuvre, mais peut être à un rythme plus lent.

Journal du Luxe

Que reste-t-il de « l’Access Luxury » et au-delà de l’influence de la GenZ ?

Mathilde Haemmerlé

Ce sont les clients ‘aspirationnels’, ceux qui achètent quelques pièces par an souvent à prix d’entrée, qui ont activement contribué au redressement très rapide de l’industrie post-Covid, alors que la Chine était encore soumise aux confinements de façon répétée.

Aujourd’hui, ce segment ‘aspirationnel’, plus sensible à une croissance ralentie du PIB, à l’inflation, aux taux d’intérêts et aux risques de licenciements, ralentit indéniablement sa consommation de biens de luxe dans un contexte économique tendu et incertain. Cette tendance est particulièrement notable aux États-Unis, les résultats financiers des Maisons au 1er semestre le reflètent bien.

L’Europe subit la même dynamique, même si elle est certainement moins visible avec le retour progressif des touristes. Cependant, cette attitude ne devrait pas perdurer, le retour des clients ‘aspirationnels’ vers les biens de Luxe va dépendre de la vitesse de la reprise économique.

« Nous sommes convaincus que l’intelligence artificielle est effectivement un « game-changer » pour le Luxe. » Mathilde Haemmerlé, Bain & Company.

Journal du Luxe

L’IA est-elle un « game changer » pour le luxe ?

Mathilde Haemmerlé

Nous sommes convaincus que l’intelligence artificielle est effectivement un ‘game-changer’ pour le Luxe.

L’année dernière, notre étude Luxe et Technologie réalisée en partenariat avec le Comité Colbert avait montré que l’adoption de l’intelligence artificielle était en cours d’accélération dans le Luxe, en rattrapage par rapport à d’autres industries, pour répondre à de multiples enjeux.

Parmi eux, le 1er objectif est d’enrichir la relation client (en juin 2022, 27% des Maisons avaient déjà adopté l’IA à cet effet, 17% la testaient) en la rendant hyper-personnalisée (par exemple via des recommandations extrêmement ciblées poussées aux vendeurs ou sur les sites Web) et plus expérientielle (par exemple l’IA intervient dans l’essayage virtuel, en calculant en temps réel le positionnement parfait de l’objet sur le poignet, la main…).

Le 2ème objectif est d’optimiser les opérations (19% d’adoption et 29% en test à cet effet en 2022), tout en servant les engagements de développement durable : gestion prédictive de la demande, optimisation des flux entre points de vente et entrepôts, élaboration du merchandising, de la politique de prix, les cas d’usage sont très larges, allant même jusqu’à servir le processus créatif en analysant les tendances sur les réseaux sociaux.

L’IA générative, qui a franchi un cap important cette année avec le lancement de GPT 4 et des modèles similaires, constitue un nouveau point d’inflexion. Avec l’essor de l’IA générative, on peut désormais s’attendre à ce que près de 80% des Maisons lancent des tests. En effet, nous observons des expérimentations tout au long de la chaîne de valeur des Maisons, avec des cas d’usage d’engagement client de plus en plus sophistiqués mais également des applications sur le back-office. Plus précisément, les Maisons testent pour la grande majorité des cas d’usage clients avec des assistants de vente augmentés par l’IA Générative ou chatbot pour accompagner les vendeurs. En parallèle, elles sont en pleine réflexion sur l’impact de l’IA générative sur leurs procédures internes notamment celles liées aux ressources humaines (gestion des CV, rédaction d’offre, onboarding des collaborateurs), aux achats (génération de RFP, analyse et évaluation des réponses fournisseurs) ou au juridique (rédaction de contrat, identification d’incohérences dans certains actes).

Les expérimentations observées sont aujourd’hui très prometteuses et peuvent avoir un impact positif à la fois sur l’expérience client mais également sur l’engagement des salariés de l’industrie.

Journal du Luxe

Quelles sont les nouveaux drivers de la résilience du luxe pour aujourd’hui et demain ?

Mathilde Haemmerlé

À la sortie de la période de pandémie, toutes les marques (ou presque) sont sorties gagnantes et ont connu une croissance de leurs revenus.

Aujourd’hui, alors que la croissance se normalise et que l’environnement économique est très incertain, 2023 sera plus contrasté avec des gagnants et des perdants. Les gagnants, les plus résilients aux vents contraires, vont devoir adapter leur modèle au nouveau paradigme sur plusieurs dimensions.

Tout d’abord, le challenge des mois prochains, surtout en Europe, est de préparer les boutiques à ‘absorber’ le retour attendu des touristes (notamment chinois) sans compromettre la qualité de la relation développée avec la clientèle locale au cours 3 dernières années. Dans une recomposition continuelle de la carte du luxe, les Maisons doivent équilibrer leur exposition aux différentes régions, et faire des paris pour devenir pionnier dans quelques géographies émergentes.

Enfin, les Maisons devront continuer à soutenir leurs pièces de prestige et intemporelles, redoubler d’efforts de clienteling et délivrer une expérience mémorable pour satisfaire les exigences des ‘top clients’.

Journal du Luxe

Comment Bain & Company voit le futur du luxe en 2024 ? À l’horizon 2030 ?

Mathilde Haemmerlé

Il reste de fortes incertitudes sur l’atterrissage 2023. À court-terme, nous anticipons une croissance de 6 à 12% en 2023 du marché des biens personnels de luxe, avec des scénarios dépendant du niveau de ralentissement dans les marchés matures et de la vitesse de reprise en Chine.

2024 est soumis aux mêmes facteurs d’incertitude économique. À horizon 2030, nous demeurons très positifs sur les perspectives, après certainement quelques embuches en cours de route, et prévoyons une croissance de l’ordre de 5 à 7% par an entre 2022 et 2030, ce qui porterait sa valeur de 530 à 570 milliards d’euros, soit environ 2,5 fois la taille du marché du luxe en 2020.

Les fondamentaux de croissance restent très solides. Les facteurs de succès évoluent rapidement : extension du territoire de marque vers des besoins d’inspiration et expression de soi, connaissance à 360° des clients et dialogue ultra-personnalisé, innovation continuelle dans l’expérience tout au long du parcours…. Les leaders de demain seront également ceux capables de découpler la croissance de l’activité de la croissance absolue des émissions carbone, et ceux capables de garder un pas d’avance pour créer un avantage concurrentiel grâce aux nouvelles technologies.

Source Journal du Luxe