La taille des pierres précieuses, un art en voie de disparition ?

Kate Matthams

Sur fond de pressions financières et de manque de formations, le nombre de lapidaires vacille, mais il existe des raisons d’espérer.

La taille d’une pierre est une rencontre entre la géométrie et l’art. Le lapidaire, ou tailleur, est formé à tailler des facettes pour optimiser la façon dont la lumière traverse la pierre, magnifier son éclat. Qu’il s’agisse de petit mêlé pour le cadran d’une montre suisse ou du diamant Eternal Pink, de 10,57 carats, récemment vendu chez Sotheby’s pour 34,8 millions de dollars, quasiment toutes les pierres destinées aux bijoux passent par les mains des lapidaires.

Le centre névralgique de l’art lapidaire se trouve en Europe, où les technologies de taille ont été développées au Moyen Âge. Elles ont ensuite été affinées au fil du temps pour desservir les industries prospères de la bijouterie et de l’horlogerie du vieux continent. Plus récemment, la taille s’est développée en Asie, les techniques européennes ayant été exportées vers la Thaïlande, l’Inde et le Myanmar (Burma). Toutefois, l’apparition d’une main-d’œuvre bon marché dans ces régions, la diffusion de la taille automatisée pour les pierres de faible valeur – surtout en Chine – et une forte baisse des opportunités de formation ont contribué à une pénurie de compétences européennes dans ce domaine, affirment les experts.

Une aigue-marine Freeform , taillée et sertie par Mark Nuell. (Mark Nuell)

Le transfert des compétences

Mark Nuell, tailleur et orfèvre installé à Londres, s’est formé auprès de tailleurs autrichiens, près de la mine de saphirs de sa famille en Australie. Aujourd’hui, il affirme que « la disponibilité croissante de tailles de qualité médiocre (réalisées à faible coût dans des régions comme l’Asie) a eu un impact sur les centres de taille historiques en Europe»

D’autres – comme le géologue et lapidaire américain Justin K. Prim – considèrent que l’absence de formation est à l’origine du recul. En France, où 8 000 tailleurs alimentaient l’industrie des bijoux dans les années 20, le nombre de professionnels est passé sous la barre des 100, explique-t-il. Le programme d’apprentissage national britannique a fermé dans les années 70 et le programme suisse a pris fin en 2011. À Londres et New York, « la plupart des tailleurs viennent d’autres pays. Toute personne souhaitant faire carrière dans ce domaine doit trouver un professionnel avec qui réaliser un apprentissage privé », explique Justin K. Prim, installé à Bangkok. La Thaïlande n’offre aucune opportunité de formation officielle, ajoute-t-il, et les tailleurs indiens déclarent gagner moins que des chauffeurs Uber.

M. Prim considère qu’il est essentiel de cultiver les talents locaux : « L’exportation des compétences vers l’Asie a commencé dans les années 70. Le coût de la main-d’œuvre en Thaïlande et en Inde va finir par augmenter au point qu’il ne sera plus rentable pour l’Europe et les États-Unis d’y faire appel. » Une formation locale plus étoffée, pour alimenter les grands centres de bijouterie et d’horlogerie, aiderait à relancer l’industrie, assure-t-il.

« L’avenir paraît favorable pour la partie haute du marché mais nous avons besoin de nouvelles opportunités de formation pour arriver à prospérer de nouveau », convient Mark Nuell.

Briolette de tourmaline taillée par Justin K. Prim et Victoria Raynaud. (Justin K Prim)

Le côté positif

Il existe pourtant des raisons d’espérer : l’Allemagne a maintenu un petit programme de formation et les six maisons de taille en France – Grospiron, Piat, Lemercier, Manuel Soirat, Dalloz et Ulysse Poncet – prennent des apprentis.
Victoria Raynaud, la femme de Justin K. Prim, a été « l’une des deux dernières apprenties du programme suisse, et a commencé alors qu’elle était au lycée, se rappelle-t-il. Comme elle a été formée très jeune et qu’elle a ensuite approfondi ses compétences, à 30 ans, elle est l’une des plus jeunes maîtres tailleurs au monde. »

Mark Nuell, qui taille des pierres pour ses propres bijoux et pour des collectionneurs, considère qu’il existe toujours un marché pour « une pierre bien taillée. Des artistes lapidaires comme Mark Gronlund, Bryan D. Drummond et Anna Gilbert sont très recherchés pour leur originalité. » Les maisons de joaillerie comme Boucheron, Tiffany & Co. et Harry Winston continueront d’utiliser des pierres facettées. L’institut de bijouterie de Cartier assure une formation continue pour les tailleurs de la maison, tandis que L’École des Arts Joailliers soutenue par Van Cleef & Arpels propose des cours de présentation pour les lapidaires qui voudraient entamer une carrière.

« L’une de mes principales missions est de consigner le plus grand nombre possible des techniques traditionnelles des tailleurs européens, tant qu’elles existent encore, explique Justin K. Prim. L’avenir ne ressemblera pas aux guildes et aux apprentissages du passé mais la documentation pourrait éviter la disparition complète de ces connaissances dans l’industrie. Espérons que nous n’arriverons pas à ce stade. « 

Main image: Gem cutter Justin K Prim at work. (Justin K Prim)

Source Rapaport