L’homme au rêve de diamant

Avi Krawitz

Assis sur scène lors d’une conférence diamantaire de 2019 à Dubaï, Stephen Lussier piaffait d’impatience. Dans son costume crème de marque, il s’est avancé au bord de son siège, attendant de pouvoir parler et confiant dans sa capacité à désamorcer tous les arguments de l’autre intervenant, qui tentait de mettre en avant les diamants synthétiques par rapport aux diamants naturels.

« Je suis en total désaccord », a rétorqué Stephen Lussier qui s’est alors employé à démonter les affirmations de son contradicteur, qui affirmait que la valeur d’un diamant réside dans sa présentation – que l’origine, naturelle ou artificielle, ne garantit pas sa valeur. Stephen Lussier a passé en revue les principaux descripteurs de ces pierres, évoquant la « rareté », le « caractère précieux » et la « valeur durable », des caractéristiques de l’attrait des diamants naturels.

Ce message, il l’a peaufiné au cours de ses 37 ans de carrière et il reste déterminé à l’imprimer dans la psyché de l’industrie, à l’heure où il quitte son poste de vice-président exécutif de De Beers pour les marchés de consommation. À la veille de son départ, Stephen Lussier revient sur l’évolution du « rêve diamantaire », un concept qu’il présente rien moins que comme son invention.

« Celui-ci doit continuer d’évoluer en même temps que nos consommateurs mais ses bases demeurent fondamentales, explique-t-il dans un entretien avec Rapaport Magazine. Pour moi, nous avons là le concept essentiel de la marque. Nous avons fait naître un lien émotionnel avec le diamant, en révélant un aspect de ce produit qui transcende son état physique. »

Une extension de la marque

Stephen Lussier a assisté à cette évolution dans une position privilégiée. Après tout, il a aidé à écrire le récit de l’industrie au travers des efforts de De Beers pour créer de nouvelles catégories de produits et élargir celles qui existaient déjà.

Son arrivée dans l’industrie date de l’année 1981, à une époque essentielle pour le marché. Tout juste sorti de la Columbia Business School, il a obtenu son premier poste dans l’agence publicitaire N. W. Ayer et a été assigné au compte De Beers, l’un des nombreux « hasards heureux » qu’il a notés dans sa carrière.

Sa mission, lors de cette première campagne, était de convaincre les hommes de « montrer à leur femme qu’ils les épouseraient encore et toujours », grâce à une nouvelle interprétation de la bague en diamants, celle de l’anniversaire de mariage.

De Beers – et par son biais, l’industrie diamantaire – étaient déjà bien présents sur le marché des bagues de fiançailles, qui symbolisait le côté précieux de l’engagement. Empruntant le concept « d’extension de marque » à Procter & Gamble, la société a exploité ce symbolisme pour l’appliquer à une bague d’anniversaire de mariage. Le public pouvait ainsi également associer le diamant à différentes étapes de la vie, avec de nouvelles opportunités de croissance des ventes. Au fil des années, De Beers a lancé d’autres campagnes autour de ce même concept, parmi elles le bracelet tennis et la bague à trois pierres.

Mais De Beers avait également d’autres motivations. Elle lançait la production de la mine Orapa, au Botswana, dont les volumes étaient importants et elle devait créer de la demande pour les nombreux petits diamants qu’elle produirait – en plus de la mine Argyle en Australie, dont la production augmentait également. Or, une bague d’anniversaire de mariage contient de nombreux petits diamants.

À l’époque, les États-Unis étaient considérés comme un marché mature : tout le monde y possédait une bague de fiançailles, se rappelle Stephen Lussier. « Mais il n’était pas si mature, il suffisait de changer d’état d’esprit. » Aujourd’hui, ajoute-t-il, la part des États-Unis dans les ventes mondiales de bijoux en diamants est plus forte que jamais. « La campagne pour la bague d’anniversaire de mariage est un excellent exemple de la stratégie de De Beers pour renforcer la croissance dans un marché qui semblait saturé. »

Le plaisir d’offrir

La principale conclusion de l’opération de la bague d’anniversaire de mariage auprès du consommateur américain était la suivante : posséder un diamant donnait envie d’en avoir d’autres, explique Stephen Lussier.

Ce renfort positif fonctionne d’ailleurs aussi bien pour celui qui reçoit le cadeau que pour celui qui l’offre, d’après des études de De Beers. Rien d’étonnant donc à ce que la société se soit adressée aussi bien aux hommes qu’aux femmes pendant ses campagnes. Un homme qui devient un héros en offrant un diamant à une femme a envie de retrouver ce sentiment positif, tandis qu’une femme qui apprécie de porter un diamant et d’être admirée par les autres femmes veut en recevoir d’autres.

De Beers consacre toujours beaucoup de temps à s’adresser aux consommateurs afin de comprendre les deux côtés de l’équation, ajoute Stephen Lussier.

Le choc des cultures

Son expérience chez N. W. Ayer lui a rapidement permis de se voir offrir un poste en interne chez De Beers, en tant que contrôleur de marché pour les États-Unis et le Canada, dans sa division des consommateurs et de la publicité. Il a alors dû déménager à Londres, ce qui a provoqué chez lui de nombreux chocs culturels.

Il s’amuse à repenser au livret d’accueil pour les nouveaux venus dans l’entreprise qu’il a reçu en arrivant au siège, et qui obligeait les membres du personnel à revêtir un costume bleu ou gris foncé et à toujours porter une veste lorsqu’ils n’étaient pas à leur bureau. Cette culture a déteint sur l’industrie, admet Stephen Lussier, principalement parce que De Beers était la seule société avec une présence internationale à l’époque. Les autres étaient généralement des entreprises locales ou régionales.

Son séjour à Londres ne devait durer que trois ans mais il s’est allongé à mesure que ses responsabilités augmentaient. Il est ainsi devenu contrôleur du marché pour le Japon et, en 1991, directeur régional pour l’Asie-Pacifique. Stephen Lussier s’est passionné pour les défis de De Beers et ses stratégies pour développer de nouvelles opportunités de croissance.

En effet, au début des années 1990, la société a compris la nécessité d’adopter une approche plus internationale. Aucun défi n’a été aussi difficile – et fascinant pour Stephen Lussier – que les marchés de la Chine et de l’Inde, dont le potentiel économique pointait mais dont la tradition d’achat de diamants était quasi-nulle.

« C’est une chose d’alimenter un marché déjà formé et de le maintenir en état de marche, c’en est une autre de créer quelque chose de totalement nouveau, explique-t-il. Là-bas, le rêve des diamants n’existait tout simplement pas. »

Stephen Lussier admet que, selon lui, les efforts de De Beers étaient « bien trop en avance » lorsque lui et son équipe sont arrivés à Pékin. Mais alors que les consommateurs ne semblaient pas encore prêts, l’équipe a signé un accord de 100 000 dollars pour diffuser des publicités tous les soirs sur l’un des plus gros réseaux télévisés de Chine.

C’est alors que le véritable défi a commencé. Comme à son habitude, De Beers s’est immergée dans la culture locale pour comprendre comment personnaliser au mieux sa campagne. Rien ne fonctionnait vraiment, jusqu’à ce qu’une étude auprès des consommateurs dévoile un désir particulier chez les Chinois : parvenir à un amour et une romance idéalisés, tels qu’on les voit dans les films de Disney. « Ils avaient cette aspiration au-delà de leur existence concrète », explique Stephen Lussier.

De Beers a donc articulé ses publicités autour du thème des contes de fées mais a également positionné les diamants comme partout ailleurs dans le monde, à la manière d’un symbole précieux. Avec l’aide des grands bijoutiers de Hong Kong, la société a imposé l’idée d’un solitaire en diamants romantique en guise d’alliance. À la différence d’une bague de fiançailles ou d’une alliance, ce produit ciblait non seulement les amoureux sur le point de faire leur demande en mariage, mais également les couples mariés qui n’avaient peut-être pas encore eu l’occasion d’exprimer leur engagement avec un diamant.

En Inde, l’expérience a été différente. Là-bas, se souvient Stephen Lussier, les publicitaires cherchaient à casser l’idée que les diamants étaient réservés aux maharadjahs ou aux arrière-grands-mères. De Beers ciblait une génération plus jeune, en affirmant que les diamants faisaient partie de la mode contemporaine et qu’ils étaient donc accessibles.

Le gardien de l’industrie

À de nombreux égards, la campagne indienne, qui insistait moins sur la romance et plus sur l’accessoirisation, a posé les bases de nombreuses tendances marketing des diamants qui ont encore cours dans le monde aujourd’hui, notamment les achats personnels par les femmes. Stephen Lussier évoque les campagnes, à l’époque du Natural Diamond Council (NDC), dont il était président du conseil. Le groupe a récemment repris le marketing générique des diamants – une tâche qui incombait autrefois De Beers.

De Beers est connue pour avoir assumé le rôle de gardien de l’industrie pendant une grande partie de la période où Stephen Lussier travaillait dans l’entreprise. Il attribue ses prouesses marketing à Harry Oppenheimer, qui a été président du conseil de De Beers pendant 27 ans avant de se retirer en 1984. Harry Oppenheimer a été le premier à reconnaître qu’il était possible de faire la publicité du luxe sans diluer le prestige des produits, affirme Stephen Lussier. Avant lui, on avait la sensation que la publicité dégradait la valeur et l’exclusivité de l’article de luxe. « L’intelligence de la vision d’Harry », se rappelle-t-il, était de reconnaître que la promotion de la catégorie – plutôt que du nom De Beers – pourrait profiter directement à la société et à ses actionnaires, étant donné sa position sur le marché. À l’époque, De Beers contrôlait la majorité de l’approvisionnement des diamants, puisque d’autres miniers – y compris des grands noms comme ALROSA, BHP Billiton et Rio Tinto – vendaient leur brut par l’intermédiaire de l’Organisation de vente centrale (CSO) de De Beers à Londres.

Une concurrence axée sur le marketing

Au début des années 2000, De Beers a cessé de gérer les ventes de ces autres sociétés. Le changement de modèle d’activité a modifié le marketing. La société s’est retrouvée dans l’embarras : elle voulait malgré tout développer la catégorie mais, ne détenant plus de part majoritaire du marché, il lui fallait un plan pour que l’opération soit rentable.

« Nous ne pouvions pas investir dans la catégorie pour que tous les producteurs en profitent. Nous n’en aurions récolté qu’un tiers, explique Stephen Lussier. Nous ne voulions pas recommencer à investir dans le marketing, nous avons donc dû trouver une nouvelle solution. »

La société avait un double objectif : créer de la demande pour les diamants de De Beers et faire naître un sentiment positif à l’égard des diamants en général. Après tout, souligne-t-il, à quoi cela sert-il d’être le plus gros acteur d’une catégorie qui décline ?

Le minier a donc créé la structure de retail De Beers Diamond Jewellers et commencé à travailler sur sa marque Forevermark. Elle a également encouragé d’autres membres du marché à développer des marques de diamants qui pourraient se faire concurrence, le but étant de développer la catégorie – un scénario que Stephen Lussier décrit, dans un entretien de 2001 avec Rapaport Magazine, comme une « concurrence axée sur le marketing ». Plus il y avait de marques à faire de la publicité et à se faire concurrence, selon son raisonnement, et plus le désir collectif serait grand de posséder des diamants.

L’une des conséquences a été la création du programme controversé des Fournisseurs privilégiés (SoC), qui obligeait les sightholders – les acheteurs de brut de De Beers – à lancer leurs propres programmes marketing pour avoir accès aux marchandises du minier. Le marché associe généralement le SoC à une obligation mal vécue de créer du branding. Or, de nombreux sightholders n’avaient ni les ressources ni le savoir-faire pour le faire. Mais le programme avait une mission plus vaste, avance Stephen Lussier.

« Nous devions amener l’industrie à un stade où le marketing aurait pour but de distinguer une société de ses concurrents autrement que par le prix », explique-t-il. Le rôle des sightholders dans ce cadre était d’aider à bâtir un canal de distribution qui donnerait la priorité à l’ajout de valeur pour l’entreprise d’un client plutôt que de simplement lui proposer un meilleur prix.

Malgré des débuts chaotiques, l’industrie semble avoir compris les avantages de cette approche, puisque le marché diamantaire a basculé vers davantage de branding. « En Amérique, par le passé, près de 6 % des consommateurs déclaraient posséder un diamant de marque. Dans les sondage plus récents, ce nombre atteint presque la moitié des consommateurs », annonce Stephen Lussier.

Les acheteurs recherchent surtout du branding basé sur les valeurs. La croissance des bijoux qui apportent une contribution positive à la société dépasse de loin celle des bijoux moins altruistes. Le basculement vers la responsabilité sociale des entreprises (RSE) a été remarquable, explique Stephen Lussier, et elle fait maintenant partie intégrante de l’activité.

Il a personnellement aidé De Beers à exprimer ses valeurs dans ses relations publiques et ses initiatives de marketing ces dernières années. La société a été l’une des premières à intégrer la RSE dans le monde des diamants et des bijoux, un fait que Stephen Lussier attribue à son partenariat avec le Botswana et son investissement dans le pays. Celui-ci représente environ deux tiers de la production de brut de De Beers et les diamants constituent plus de 80 % des revenus à l’exportation du Botswana.

Le fait que le pays dépende des diamants « nous donne un sens du devoir dans le travail que nous réalisons », explique Stephen Lussier. « Par conséquent, nous avons toujours le sentiment que ce que nous faisons est très important pour la communauté et les personnes. »

« Nous avons créé un lien émotionnel avec les diamants, en dévoilant la signification d’un produit qui transcende son simple état physique. »

La boucle est bouclée

Le message expliquant que les diamants sont un moteur pour faire le bien est une avancée naturelle du rêve diamantaire que Stephen Lussier a cherché à promouvoir avec ardeur tout au long de sa carrière. C’est un message qui fait écho à ses efforts constants pour renforcer le caractère précieux du produit.

« J’essaie de revenir à cette idée de base, à la raison pour laquelle nous achetons des diamants pour célébrer les moments importants, explique-t-il. Les diamants sont vendus comme une représentation d’une chose qui doit être intrinsèquement précieuse. C’est le rêve du diamant. »

Il n’a cessé d’asséner ce message lors des derniers mois passés à son poste : à la presse professionnelle, à son successeur, Marc Jacheet, ancien dirigeant de Tiffany & Co., et lors des nombreux événements d’adieu célébrés en son honneur chez De Beers et dans l’industrie. Il continuera à le marteler au sein des postes qu’il conservera après s’être retiré de chez De Beers. Toutefois, en plus de son poste au NDC, il restera conseiller stratégique pour De Beers.

« Si mon héritage est d’être celui qui a aidé à insuffler le rêve du diamant dans les diamants du monde entier, ce serait parfait, explique-t-il. Cela me suffirait. »

L’art et l’amour

Pendant la pandémie, alors que les conférences et les réunions avaient lieu sur Zoom et permettaient de découvrir la décoration intérieure de chacun, un visage important figurait toujours à l’arrière-plan des réunions chez De Beers : un portrait géant en pop art de la reine Elizabeth II. Installé dans le bureau de Stephen Lussier, à son domicile de Londres, le tableau s’imposait dès que le dirigeant occupait le centre de l’écran.

« Notre maison en est remplie », a-t-il dit, jetant un coup d’œil derrière lui pendant notre entretien, en direction de l’œuvre d’art suspendue à un endroit stratégique, coordonnée au papier peint vert branché de la pièce. Il vante le formidable goût pour la décoration de sa femme Sophie. Celle-ci gère les collections privées de particuliers et elle est également responsable de l’une des plus grands collections d’art contemporain d’entreprise à Londres aujourd'hui, celle de De Beers.

Ils ont été réunis par De Beers et l’art, à l’occasion d’un autre de ces heureux événements du hasard qui, selon Stephen Lussier, ont façonné sa vie. Après son installation chez De Beers à Londres, la société a décidé de déplacer son équipe marketing dans un nouveau bâtiment. « Ils ne voulaient pas que nous, gens du marketing, entrions dans le bâtiment principal, se rappelle-t-il en plaisantant. Nous étions culturellement différents du reste de la société. »

Après le déménagement, il a remarqué qu’il n’y avait pas d’œuvres d’art dans le nouveau bâtiment, contrairement au bureau principal. Il a interrogé ses collègues qui lui ont dit que c’était Sophie Oppenheimer qui supervisait les collections d’art. Il était plutôt intimidé de l’aborder à ce sujet, puisqu’elle était membre de la prestigieuse famille propriétaire De Beers, se souvient Stephen Lussier. Mais il a pris sur lui et lui a demandé si elle pouvait obtenir des œuvres pour leur division.

Il se trouve qu’il était le premier à en demander et elle a été ravie que quelqu'un exprime un intérêt pour la collection. Tous deux ont passé beaucoup de temps à sélectionner ce qu’il voulait et elle lui a permis de découvrir une série d’œuvres rares et précieuses. C’est ainsi qu’a commencé leur relation.

Aujourd'hui, De Beers abrite 480 œuvres d’art, dont certaines d’Andy Warhol, Diamen Hirst, David Hockney et Tracy Emin. Sophie continue de superviser la collection, une tâche qui s’est révélée difficile pendant les récentes rénovations du 17 Charterhouse Street, le célèbre siège londonien de De Beers. Chaque article a dû être décroché et rangé dans un site temporaire – Carlton House Terrace, qui appartient à Anglo American – puis remis en place lorsque la société a repris ses quartiers. La collection est un autre héritage de Stephen Lussier et Sophie Oppenheimer, qui restera dans les locaux pendant encore de nombreuses années.

Article from the Rapaport Magazine – April 2022. To subscribe click here.

Source Rapaport