L’état du marché et les prévisions de son développement vont avoir un impact direct sur la capitalisation d’ALROSA – Maxim Shkadov

Sergei Goryainov

Cette année, loin d’être la meilleure pour l’industrie mondiale, a été le théâtre de toute une série d’événements et de phénomènes qui suscitent des discussions sur le marché.[:] Rough&Polished a demandé à Maxim Shkadov, le président de l’International Diamond Manufacturers Association (IDMA) et PDG de Kristall Production Corporation, le plus grand fabricant en Russie et en Europe, de faire part de ses réflexions. Au cours de cet entretien, il a évoqué la récente introduction en bourse d’ALROSA, les motifs du ralentissement du marché mondial et les solutions possibles pour y remédier.

ALROSA a organisé son introduction en bourse ; les analystes boursiers estiment que l’opération est globalement réussie. En quoi est-elle importante pour un acteur de l’industrie ?

Je crois que l’introduction en bourse d’ALROSA est un plus pour l’industrie. Elle contribue à la transparence, donc à une meilleure confiance dans la société et l’industrie dans son ensemble, pour les investisseurs comme pour les consommateurs. Aujourd’hui, l’état du marché et les prévisions de son développement vont avoir un impact direct sur la capitalisation d’ALROSA. En revanche, ce marché ne peut évoluer favorablement sans un juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux de ses principaux clients, dont Kristall. ALROSA pourrait bien s’intéresser davantage à la façon de surmonter les phénomènes de crise sur le marché. Compte tenu de ses capacités, c’est encourageant.

Quelles sont les principales raisons des manifestations de la crise actuelle ?

La crise dans notre industrie est systémique. Elle est principalement due à l’absence de régulateur, rôle qu’occupait auparavant la De Beers. Aujourd’hui, ALROSA et la De Beers, les deux géants producteurs de brut, sont contraints de résoudre les problèmes à court terme. ALROSA prouve son attractivité aux investisseurs, grâce à son introduction en bourse. Pour sa part, la De Beers cherche à augmenter le chiffre d’affaires de son nouvel actionnaire majoritaire, en tentant de récupérer les montants versés à la famille Oppenheimer. Jusqu’à présent, les deux sociétés s’accordent sur la nécessaire augmentation des prix du brut. Cela entraînerait une élimination effective des marges pour les usines de taille et amènerait pratiquement les négociants à échanger des prêts bancaires, et non des diamants. Résultat, une aggravation de la dette, déjà sans précédent dans l’industrie, qui atteint 18 milliards de dollars. Sur ce montant, l’Inde représente environ 15 milliards de dollars, malgré le fait que la société publique indienne, qui assure ces prêts, dispose de 2 milliards de dollars. On pourrait affirmer que chaque diamant qui circule sur le marché a été crédité deux fois. La situation est très dangereuse, c’est évident pour tout le monde : les banques d’Anvers ont déjà commencé à réduire les lignes de crédit.

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L’absence de régulateur a rendu l’approvisionnement de brut ingérable. Les marchandises entrent dans la « filière » mondiale, tandis que le système de distribution conserve un fonctionnement essentiellement de type cartel : environ 150 clients directs et environ 5 000 clients de « niveau secondaire ». Dans une telle organisation, les sociétés minières, qui veulent obtenir le meilleur prix possible pour leurs marchandises, engendreront inévitablement une perte de liquidités, en aval dans la filière, et, finalement, des stocks excédentaires de taillé. Aujourd’hui, même les 1 carat ne trouvent pas preneurs. À eux seuls, les magasins en ligne proposent plus de 6 milliards de dollars de taillé. Les sightholders d’ALROSA et de la De Beers doivent faire crédit à leurs clients du marché secondaire. Les Indiens ont annoncé qu’ils réduiraient leur production de 50 % au quatrième trimestre. Ce chiffre est énorme, le marché va se figer.

Dans quelle direction devons-nous chercher un moyen de sortir de cette situation ?

La seule solution radicale consiste à revenir à un marché réglementé, pour créer une pénurie artificielle. Aujourd’hui, cela serait possible grâce à un accord intergouvernemental entre la Russie, le Botswana, l’Angola, la Namibie et l’Afrique du Sud ; la structure obtenue pourrait contrôler environ 90 % de la production mondiale de brut. Toute autre option serait un palliatif, qui éviterait d’avoir à éliminer le risque de résurgence des crises dans l’industrie. Je dois dire que les autorités russes portent de plus en plus d’intérêt à cette idée.

Mais la De Beers et les États-Unis en pâtiraient forcément…

Le marché du brut aux États-Unis est restreint. Son chiffre d’affaires atteint au maximum 100 millions de dollars. Pour ceux qui travaillent avec du taillé, le marché doit absolument être régulé. La De Beers se retrouve dans une situation plutôt contradictoire : certains de ses grands dirigeants s’astreignent à augmenter la capacité bénéficiaire de la société à court terme, pour répondre aux attentes d’Anglo American ; d’autres, parallèlement, comprennent les spécificités historiques de notre marché et sont conscients qu’il doit être réglementé. Par ailleurs, le transfert de la plateforme d’échange de Londres à Gaborone pourrait avoir un effet considérable sur la capacité en personnel de la De Beers. Difficile de dire aujourd’hui quelle philosophie influencera l’avenir. En tout cas, il faut absolument un contrôle à l’entrée dans la filière, une sorte « d’OPEP du diamant » ; c’est la seule voie pour un développement sain de l’industrie.

L’International Diamond Manufacturers Association (IDMA) et la World Diamond Mark Foundation (WDMF) ont signé un protocole d’entente lors de la dernière réunion présidentielle à Anvers. Pourriez-vous nous préciser le type de mesures qui seront prises au sein de cette coopération et quels sont les objectifs définis ?

L’IDMA défendra, auprès de ses membres, l’idée énoncée par le WDMF : financer la commercialisation générique du diamant. Il est tout à fait indiqué de récolter de l’argent auprès de tous les participants du marché pour réaliser cette opération urgente. Or, aujourd’hui, ce sont les sociétés minières qui profitent des marges ; les autres acteurs n’ont que très peu, voire pas du tout de fonds disponibles pour le marketing. De surcroît, les sociétés minières ne se sont pas encore impliquées dans la World Diamond Mark Foundation. Et les raisons sont nombreuses, entre défis concurrentiels et obstacles législatifs. Ainsi, par exemple, la législation russe ne permet pas d’attribuer aisément les budgets publicitaires aux coûts de production pour des marchandises qui ne sont pas fabriquées par la société. En revanche, le WDMF a l’occasion de renouveler son personnel grâce notamment aux employés de la De Beers, qui hésitent à déménager à Gaborone. Cela pourrait être une étape importante vers la création d’une équipe de professionnels du marketing, hautement spécialisés.

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À votre avis, en quoi la cotation d’ALROSA influencera-t-elle les efforts actuels de création de fonds indiciels négociés en bourse (ETF) basés sur les diamants ?

Ces tentatives de création d’instruments de placement, notamment des dérivés en diamants, ne sont pas nouvelles. Elles ont pourtant toutes échoué. Les diamants ne sont pas une matière première, leurs caractéristiques sont trop nombreuses et trop diverses pour fixer une valeur. Lorsqu’ALROSA est entrée en bourse, les investisseurs ont profité d’un outil attrayant associé au marché du diamant ; il était alors inutile de concevoir des produits dérivés sophistiqués. Or, même en considérant ces actions comme un investissement, il est extrêmement important de comprendre les particularités du marché, sans limiter son analyse aux indicateurs formels donnés dans les déclarations de la société. À ce stade, les chiffres paraissent impressionnants, mais c’est parce que les sociétés minières reçoivent une valeur ajoutée et mettent tous les autres acteurs au régime sec. Là se trouve l’origine de la crise actuelle. La situation va finir par nuire gravement aux miniers eux-mêmes. Pour y remédier, toute une série de mesures est nécessaire, de la création d’un OPEP du diamant à des programmes de marketing générique. Les acteurs de l’industrie doivent agir, mais ils doivent être aidés par les investisseurs qui ont décidé de s’intéresser aux actions minières. Par conséquent, une avancée en ce sens doit convaincre les investisseurs qu’elle va stabiliser le marché, le rendre prévisible et réduire les risques. Je suis souvent critiqué pour mes commentaires sur notre activité et les processus qui s’y déroulent, car ils laissent transparaître mes émotions. Pourtant, les ventes de diamants sont motivées non pas par des statistiques brutes, mais par un contexte émotionnel. L’erreur commune des sociétés minières est d’être obsédées par des résultats provisoires et aveugles aux perspectives qu’offre un contexte émotionnel positif. Je pense que la publicité les aidera à discerner cet aspect.

L’un des risques majeurs pour l’industrie est l’essor des diamants synthétiques. Quel est votre avis sur cette menace ?

Bien sûr, la menace est réelle. Dès qu’un intervenant sérieux sera prêt à investir dans le marketing de ce produit (et surtout s’il n’existe pas de marketing générique pour les diamants naturels), la situation pourrait bien ressembler à celle qui a existé, en son temps, sur le marché des perles. À quelle échéance ? Peut-être dans quinze ans, peut-être beaucoup plus tôt. Le créneau est libre. Et n’allez pas vous consoler avec le fait que les acheteurs ne renonceront jamais aux pierres naturelles pour des pierres synthétiques. Les acheteurs changent, certains veulent des diamants de pureté supérieure, certains se satisfont d’I2, d’autres veulent des diamants synthétiques, à condition qu’ils soient présentés comme tels, sans ambiguïté. Nous savons que les gens achètent des cristaux Swarovski… du verre au prix du diamant. Tout est question d’image de marque.

Actuellement, certains investissent lourdement dans la production de diamants synthétiques, principalement en Chine. Viendront ensuite, inévitablement, des investissements dans le marketing. Une part du marché aura alors été grignotée et enlevée, en premier lieu, aux sociétés minières. Malheureusement, ALROSA, contrairement à la De Beers, ignore complètement le problème. Le temps qui passe montre qu’il faut agir pour surveiller ce marché et déterminer où et à quelle vitesse les techniques de production progressent, mais aussi où et comment interviendra la percée dans le marketing…

L’industrie doit se rassembler pour fixer un cadre légal et étudier comment l’appliquer afin de séparer les flux de pierres naturelles de ceux des diamants synthétiques. La clé consiste peut-être à créer un équivalent du certificat du Kimberley Process. Les affaires dans lesquelles des marchandises synthétiques sont mélangées à des diamants naturels deviennent de plus en plus fréquentes. L’industrie n’a pas le droit de jouer avec la confiance des consommateurs. Le défi est sérieux et la réponse doit être appropriée.

Source Rough&Polished