Il faut intégrer l’Inde, et non la marginaliser

Matteo Butera

S’il existe bien une tendance majeure dans l’industrie d’aujourd’hui, c’est celle de l’émergence de l’Inde comme nouveau centre d’équilibre. Le pays est parvenu à reprendre l’activité de taille aux centres traditionnels d’Europe, d’Israël, des États-Unis et de Russie.[:] L’Inde taille aujourd’hui environ 95 % de la production mondiale, une activité qui emploie plus d’un million de personnes.

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Or, les emplois et les volumes d’argent associés s’accompagnent désormais de spéculation. Les banques et les acheteurs du pays ont été accusés de financer des manœuvres spéculatives à grande échelle en achetant du brut en excès. Ils auraient aussi conçu des régimes déplorables, tels que la pratique des allers-retours, destinés à gagner facilement de l’argent.

La vague d’indignation provoquée par ce séisme dans un marché stable est compréhensible. La proposition visant à exclure l’Inde du commerce du brut, en faveur d’anciens acheteurs de confiance, l’est pourtant beaucoup moins. Il ne peut pas s’agir de la solution idéale, face à un acteur qui a montré de nombreuses limites, mais aussi un potentiel incomparable.

Précisons d’abord que la question est très grave. La spéculation est l’un des pires fléaux du secteur. Elle peut mettre en péril sa stabilité proverbiale et l’obligerait à suivre les montagnes russes des marchés de matières premières. Les producteurs ont essayé d’éviter ce scénario catastrophe, non seulement pendant l’ère monopolistique de la De Beers, mais aussi ces dernières années. La spéculation doit cesser.

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« La vague d’indignation provoquée par ce séisme dans un marché stable est compréhensible. La proposition visant à exclure l’Inde du commerce du brut, en faveur d’anciens acheteurs de confiance, l’est pourtant beaucoup moins. »

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D’autre part, ce scénario est simpliste en ce qu’il sous-estime l’ampleur de l’Inde. Le sous-continent a émergé comme un acteur majeur de l’industrie, son marché est dynamique et en plein essor. Le pays est à la fois actif dans la taille et dans la fabrication de bijoux ; il s’agit du troisième plus grand marché pour les bijoux en diamants.

Ces chiffres remarquables décrivent un pays dont beaucoup considèrent qu’il a remplacé le Japon à la place de troisième puissance mondiale. Sa croissance moyenne atteint 6,5 %. Les banques indiennes sont dépositaires d’importantes liquidités, qu’elles sont prêtes à investir. Notons que cet aspect n’existe plus dans les pays développés. Pour comprendre la propension de plus en plus importante à investir en Inde, au détriment des plates-formes traditionnelles, il faut étudier l’indice de l’investissement fixe brut de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cet indicateur montre que l’Inde éclipse de nombreux marchés traditionnels en termes d’investissements. Au vu des données macro-économiques, intégrant la montée en flèche évoquée précédemment dans l’industrie du diamant et de la joaillerie, on constate que l’Inde est entrée dans un cercle vertueux : son industrie du diamant progresse, les banques sont donc prêtes à investir, ce qui favorise l’industrie face à ses concurrents.
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La situation n’est pas mauvaise en soi et les producteurs seraient suicidaires de renoncer à un marché aussi florissant. Cependant, les diamantaires sont tenus de ne pas plier devant les comportements abusifs des spéculateurs. Ils doivent s’informer de ce qu’il advient de leurs marchandises, une fois vendues. Aujourd’hui plus que jamais, certains acheteurs doivent être contrôlés de A à Z ; personne ne doit plus pouvoir faire appel au crédit facile pour spéculer et nuire au secteur.

Ceci dit, l’industrie a aussi tout intérêt à tenir une liste de fabricants hétérogène au plan géographique. Une concentration de l’activité dans certaines zones pourrait engendrer une dépendance et des disparités sur le marché.

Tout le monde devrait se satisfaire que certains des centres traditionnels, qui ont vu leur volume d’affaires chuter ces dix dernières années, tentent de se remettre sur pied avec des programmes ambitieux. Ainsi, Avraham Traub, président de l’Israel Diamond Manufacturers Association, a récemment déclaré qu’il ferait tout son possible pour récupérer certaines des parts de l’industrie que le pays a perdues après la crise mondiale, en particulier sur le taille des 30 points et plus.

Pour cela, Israël aura probablement besoin d’un plan de restructuration global, semblable à celui proposé à Anvers, avec le lancement de l’ambitieux projet 2020. Ce programme de 160 pages, présenté par le Antwerp World Diamond Centre, propose des innovations étudiées pour stopper et inverser le déclin de la ville en tant que plaque tournante du diamant. Il aborde tous les aspects commerciaux jusqu’à la fabrication, en passant par la sécurité et le financement.

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Ce ne sera pas chose facile. À l’instar d’autres activités de fabrication gourmandes en main-d’œuvre, le polissage a migré vers des pays « low-cost », l’Inde en tête. Les centres traditionnels, comme Anvers, Israël ou New York, qui peuvent compter sur plusieurs générations de polisseurs, sont lésés par leurs coûts salariaux. Ces centres d’excellence taillent toujours une grande partie des grosseurs sans défauts. Du fait de la valeur de ces pierres, les coûts salariaux n’ont plus beaucoup d’importance et les propriétaires préfèrent minimiser les risques en optant pour des tailleurs de renom. D’autres opteront pour l’exclusivité de tailles sous droits d’auteur, bien qu’il ne s’agisse que d’une infime partie du total.

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« Les centres traditionnels, comme Anvers, Israël ou New York, qui peuvent compter sur plusieurs générations de polisseurs, sont lésés par leurs coûts salariaux. »

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Le récent boom de l’activité de taille en Inde commence à faire sentir ses effets sur les centres traditionnels. L’alarme avait déjà été tirée il y a quelques années. Ce n’est pourtant qu’aujourd’hui que l’argent commence à manquer dans les petites entreprises, lesquelles finissent par fermer leurs portes. De nombreux pays proposent des idées de riposte. Mais est-il trop tard pour agir ?

Les espoirs de retour de la taille vers ces centres reposent sur la mécanisation du processus. L’opération diminuerait les besoins de main-d’œuvre et augmenterait la demande de capitaux. L’Antwerp Diamond Technology Centre développe une nouvelle technologie appelée Grain Independent Polishing (GIP) et d’autres formes d’assistance robotisée, qui accéléreraient le polissage, tout en réduisant la masse salariale. En déposant une série de systèmes brevetés qui ne seraient vendus qu’à certains fabricants locaux, l’industrie belge entend mettre sur pied un centre moderne et protégé.

Malgré ces avantages, des questions se posent. La nouvelle technique n’a pas encore démontré les gains de temps ou d’argent que l’on pourrait obtenir (les phases de finition continuent de poser problème). En dépit des brevets, la nouvelle technologie pourrait aussi se développer à l’étranger, avec peut-être de légères modifications destinées à contourner les droits d’auteur. Enfin, on ignore encore comment réagirait un marché de la bijouterie, notoirement attaché aux méthodes artisanales, face à un diamant « taillé mécaniquement » par opposition à un « diamant taillé à la main ».

Enfin, pour ajouter encore un peu d’huile sur le feu, la récession est venue influencer les banques, qui ont resserré les cordons de leurs bourses en matière de crédits. En quelques années seulement, de nombreux pays ont perdu une grande part de leur tradition de taille et de polissage, mais aussi leur rôle central en termes d’investissements. Dans un futur proche, la quête de ressources, nécessaires pour relancer des centres traditionnels qui étouffent, dépassera en importance l’innovation technologique.

L’industrie doit donc accepter l’ascension de l’Inde et des autres nouveaux marchés.Leur présence en tant qu’acteurs mondiaux est désormais une réalité. Il n’est pas imaginable de les écarter du commerce du brut. Elle a ainsi tout intérêt à intégrer ces nouvelles ressources, mais doit aussi les aider à comprendre que la responsabilité à long terme porte ses fruits, bien plus que les manœuvres spéculatives irresponsables constatées ces derniers mois. Or, il serait tout aussi impardonnable de se retirer des centres diamantaires traditionnels. Le marché ne se développera qu’en opérant à partir de centres géographiquement diversifiés et en protégeant les établissements d’Anvers, Tel Aviv et New York. L’intérêt n’est pas uniquement celui de l’économie d’un pays, mais de l’industrie dans son ensemble.

Source Rough & Polished