Entretien de départ avec Stephen Lussier, dirigeant de De Beers

Rob Bates

Au cours de la semaine du 17 janvier, Stephen Lussier, responsable du marketing de longue date chez De Beers, a annoncé son départ après 37 ans passés auprès de la société. (Il restera consultant pour De Beers et président du conseil du Natural Diamond Council.)

Dans cet entretien, il évoque avec le JCK les leçons qu’il a apprises lorsqu’il travaillait chez De Beers, comment il a contribué à bâtir les grands marchés diamantaires du Japon, de Chine et d’ailleurs et en quoi la bague à trois pierres peut être comparée au ketchup et à la sauce barbecue.

Quelles ont été les réactions à l’annonce de votre départ ?

J’ai été contacté par des gens du monde entier. C’est une chose extraordinaire, spécifique à notre industrie : elle est composée de nombreuses sociétés familiales, les gens sont toujours présents après plusieurs générations et décennies. Même ceux qui ont travaillé dans le marketing de consommation il y a 20 ou 30 ans se sentent toujours en lien avec notre monde.

Mes sentiments sont partagés. Je suis absolument certain que c’est non seulement la bonne chose à faire mais aussi que le moment est idéal pour moi comme pour De Beers. Rares sont ceux qui peuvent choisir le moment de leur départ et même la manière de partir. J’ai beaucoup de chance à ce niveau.

Mais lorsque j’ai commencé à en parler à mes équipes, j’ai compris ce que j’allais perdre, c’est-à-dire des relations régulières avec des personnes. C’est ce à quoi je n’aurai plus accès comme avant. Cela fait ressortir beaucoup d’émotions mélangées.

Commençons par le début de votre carrière. Aviez-vous toujours prévu de travailler dans la publicité ?

J’ai fréquenté le Boston College, puis je suis allé directement à la Columbia Business School car je ne savais pas quoi faire d’autre. J’ai fini à Columbia un vendredi et j’ai commencé à travailler à l’agence publicitaire N.W. Ayer le lundi suivant.

Pendant mon premier cycle universitaire, j’ai étudié la psychologie, qui m’a toujours fasciné, mais je savais que je ne voulais pas être psychologue. J’ai décidé qu’en associant mon intérêt pour les motivations des gens – en un mot, la psychologie – au marketing, je pouvais me tourner vers la publicité. Cela a toujours eu un impact sur mon approche car j’ai toujours été très intéressé par la motivation des consommateurs, leurs besoins et leurs désirs. Et c’est pourquoi le compte diamantaire était idéal pour moi : les publicités pour d’autres produits se résument à des bons de réduction de 10 % sur vos achats alimentaires.

Il est étrange de voir comment votre vie change à la suite des événements les plus aléatoires car, lorsque j’ai rejoint Ayer, j’étais stagiaire en management. Et ce lundi matin-là, un vice-président exécutif m’a assigné au compte De Beers. Aujourd’hui, je me dis : et s’il m’avait assigné au compte Kraft, celui des macaronis au fromage ? La vie aurait été différente, du tout au tout.

J’ai eu d’autres comptes mais j’ai toujours été fasciné par les diamants. J’étais fasciné par l’aspect international du sujet. Je voulais vraiment rencontrer des gens du monde entier et de différentes cultures.

J’avais l’impression de faire quelque chose d’important, qui comptait pour les gens. Je n’aurais jamais été aussi enthousiaste à propos de certains comptes pour lesquels je travaillais chez Ayer, où nous avions des réunions de trois semaines pour savoir quels mots imprimer sur l’emballage.

Et finalement, vous êtes arrivé chez De Beers à Londres.

Je pense avoir été recruté parce que la communication avec l’Amérique était très difficile à l’époque et qu’ils ne pouvaient pas se rendre dans ce pays (pour des raisons antitrust). Or, c’était leur plus gros marché. Ils voulaient avoir quelqu’un dans leur équipe qui comprenne mieux le fonctionnement de notre marketing en Amérique. J’avais la capacité de sentir les choses un peu avant eux. Je n’étais pas le dirigeant le plus ancien, mais j’étais disponible, au bon endroit au bon moment.

Quelles ont été vos impressions de la culture sur place ?

Aujourd’hui, De Beers n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était à l’époque où je suis arrivé. Il y a certaines choses qui me font sourire maintenant. Il fallait porter un costume bleu ou gris et garder sa veste à tout moment quand on sortait du bureau.

Tout était très codifié. Il y avait cinq salles de déjeuner différentes et votre niveau dépendait de celle à laquelle vous aviez accès. Pour aller à l’étage de la direction, il fallait être escorté par des gars en long manteau noir, comme à Buckingham Palace. L’environnement avait un style anglais formel, très traditionnel. Je venais de New York et je me disais : « Voilà qui est bien différent. » J’étais tout simplement fasciné…

À cette époque, la Grande-Bretagne fonctionnait sur un système de classe. Ils essayaient toujours de déterminer où vous vous situiez dans leur monde. Lorsqu’ils demandaient : « Dans quelle école êtes-vous allé ? », ils ne parlaient pas de l’université, mais du lycée. Et en Amérique, cela ne voulait pas dire grand-chose. Mais j’avais la capacité de naviguer entre ces structures. D’une certaine façon, ma nationalité américaine m’a offert une grande liberté.

Est-ce que les sensations étaient différentes côté client ?

C’est très différent d’avoir à recommander quelque chose et d’avoir à décider si vous l’acceptez. On ne croirait pas, mais ce sont deux choses très différentes. Car lorsque vous approuvez ou acceptez quelque chose, cela vous appartient.

Il y a une chose que j’ai apprise, c’est que si vous ne motivez pas suffisamment vos agences de publicité pour qu’elles se dépassent dans votre intérêt, cela ne fonctionnera pas. J’ai toujours pensé que, pour obtenir les meilleurs résultats, les clients devaient inspirer les équipes de leur agence en rendant la tâche plaisante et en leur donnant la sensation qu’ils pouvaient faire des choses formidables. Cela ne signifie pas qu’il faut tout accepter. Mais même en cas de désaccord, il faut savoir que l’œuvre des créatifs est un peu comme leur enfant et qu’ils se sont investis dedans. Et vous devez prendre garde aux critiques que vous formulez car les gens peuvent être sur la défensive.

Finalement, vous avez dirigé le compte Asie. En quoi était-ce différent ?

En fait, avec les diamants, le message de base est le même partout. C’est un message universel. À l’époque, la plupart des mariages au Japon étaient arrangés. Et pour ces personnes, les sentiments étaient assez différents ; le produit devait être commercialisé autrement. Ce marketing a toujours été un peu moins émotionnel, il consistait davantage à faire passer le diamant pour le symbole d’un statut marital convenable. Et nous avons élaboré cette tradition de la bague de fiançailles en partant de rien, pour finir par toucher 70 % des futures mariées en un laps de temps relativement court.

Ensuite, vous avez porté votre attention vers la Chine.

En 1991, la Chine commençait tout juste à s’ouvrir au monde et des tas d’articles sortaient dans la presse professionnelle, disant que ce serait le prochain gros marché. J’ai pensé qu’il était intéressant de se pencher sur la question. Lorsque je m’y suis rendu, j’ai compris qu’il était encore bien trop tôt. Il n’existait aucune boutique où l’on pouvait acheter un bijou en diamants. Il n’y avait pas de canaux de distribution et les consommateurs n’avaient pas de véritables connaissances sur les diamants.

Or, dans des lieux comme Taiwan ou Hong Kong ou Singapour, les diamants étaient très prisés et considérés comme une chose petite, précieuse et de valeur. Nous avons pensé qu’il serait possible de faire entrer l’idée d’en posséder un dans la culture chinoise. Nous avons rencontré les responsables d’une grande chaîne de diffuseurs et pour 100 000 dollars, nous avons acheté des publicités tous les jours à l’heure du journal télévisé le plus regardé, touchant ainsi des milliards de personnes. Il nous semblait que l’effort en valait la peine. Et le slogan A Diamond Is Forever continue d’être reconnu dans 97 % des cas grâce à ces premières campagnes.

En 2000, De Beers a dû son moderniser son modèle en créant les fournisseurs privilégiés.

Nicky Oppenheimer, l’ancien président du conseil, disait, de façon très juste, que De Beers est comme un caméléon et que, de temps à autre, il faut changer de peau pour en faire pousser une autre, sinon le caméléon meurt. Nous avons recommencé ces deux dernières années et avons repensé les choses de manière approfondie et transformatrice.

Lorsque De Beers a lancé le programme des fournisseurs privilégiés, vous défendiez avec ferveur l’idée de centrer davantage l’industrie sur le marketing. Cela est-il arrivé ?

Oui, du fait de la concurrence des acteurs du « hard luxury » et du « soft luxury » qui, à de nombreux égards, copient le modèle original de De Beers. De Beers a été l’une des premières sociétés du secteur du luxe à utiliser des outils marketing pour faire évoluer le modèle d’activité et parvenir à un luxe de masse. Bernard Arnault, président du conseil de LVMH, les a employés également mais en les adaptant encore plus que ce que l’on pouvait imaginer.

Nous savions qu’il fallait transformer la mise sur le marché des diamants, afin d’accentuer l’engagement avec les consommateurs. Si, aujourd’hui, vous interrogez les Américains sur les bagues de fiançailles, une majorité de jeunes gens affirment vouloir une bague de marque. Il y a 10 ans, ce chiffre était d’environ 6 %. Et en effet, les marques créent une différenciation chez les consommateurs et proposent un marketing qui va au-delà de ce que De Beers et le Natural Diamond Council peuvent créer. Il a fallu longtemps pour y arriver mais cet impact existe et je pense que cela contribue à une partie du succès que nous connaissons aujourd’hui.

Y a-t-il une chose dont vous soyez particulièrement fier ?

Je pense que la chose la plus marquante que nous ayons faite en Amérique est probablement d’avoir transformé ce marché. Avant, les gens recevaient généralement un diamant pour leurs fiançailles, aujourd’hui, les gros acheteurs possèdent plus de cinq bijoux en diamants.

C’était une stratégie marketing à laquelle nous avons réfléchi, un peu comme celle des marchandises emballées. Nous nous sommes dits : nous disposons d’une marque – la bague de fiançailles en diamants – qui représente l’amour et l’engagement. Comment étendre cette marque ? C’est un peu comme si vous aviez du ketchup, puis vous fabriquez du ketchup et de la sauce barbecue sous la même marque.

Nous avons repris cette idée de la bague de fiançailles en diamants et l’avons élargie à d’autres produits et d’autres occasions. Vous aviez la bague à trois pierres, l’alliance pour les anniversaires de mariage : les équipes ont réutilisé cette idée essentielle de l’engagement et l’ont appliquée à différents produits et différentes occasions. Ils ont tiré parti du sentiment positif que l’on ressent lorsque l’on offre et reçoit des diamants. Nous les avons qualifiés de « balises » et de « grandes idées » mais il s’agissait en fait d’un marketing très classique, consistant à prolonger des marques.

Votre femme est membre de la famille Oppenheimer qui détenait autrefois De Beers mais a vendu sa participation en 2011. Comment vont-ils ?

Je vois régulièrement Anthony Oppenheimer [ancien directeur de De Beers et beau-père de Stephen Lussier]. Je vois Nicky moins régulièrement. Je pense que De Beers représentait une telle part de la vie des Oppenheimer que leur départ a été assez difficile. Les choses ont été facilitées, à certains égards, parce qu’ils ont fait de cette rupture un moment très fort. Lorsque je les vois, ils ne me demandent pas comment les choses se passent chez De Beers. Leur objectif est vraiment de créer de nouvelles opportunités, aussi bien pour l’Afrique australe qu’en matière d’investissements qui aideront au développement de cette région.

Vous allez recevoir un prix Lifetime Achievement de Jewelers of America en mars. Mais avant cela, avez-vous des messages à faire passer à nos lecteurs ?

Ce qui m’a motivé et qui, je l’espère, motive les gens dans toute l’industrie de la bijouterie, c’est cette idée du rêve diamantaire. C’est la capacité des diamants à symboliser l’engagement et l’amour et à vous faire sentir différent lorsque vous les portez. Ils sont intrinsèquement précieux et vos petits-enfants porteront probablement vos diamants.

S’il y a bien une inspiration ou une perspective que je puisse vous donner, c’est que nous avons la responsabilité de continuer à faire vivre ce rêve et de le rendre aussi puissant pour la nouvelle génération qu’il l’était pour les précédentes. Nous avons, tous ensemble, le pouvoir d’y parvenir car le produit en lui-même est extrêmement beau, extrêmement précieux et il est, en soi, un objet particulier. Mais il faut engager des efforts, des efforts collectifs, et l’appel que je lance à l’industrie est de ne jamais l’oublier.

Source JCK Online

Lire notre interview de Stephen Lussier sur l’évolution du marché diamantaire (05/09/2019) :

Stephen Lussier : « En tant qu’industrie, notre potentiel est énorme si nous renforçons tous le message et travaillons de concert 


Photo © De Beers.