L’effet Blue Nile

Avi Krawitz

Les détaillants de bijoux traditionnels, tout comme les négociants d’ailleurs, continuent d’exprimer des craintes quant à l’impact des joailliers en ligne sur le marché. Face à une totale transparence des prix et à la pluralité des informations disponibles sur le Web, les magasins traditionnels rencontrent un consommateur bien plus informé, avec en poche de solides comparaisons de prix.[:]

Pour les joailliers en ligne, et plus particulièrement Blue Nile, mais aussi d’autres comme ice.com, la vente de diamants sur le Net constitue une opportunité en matière de coût et un potentiel de marge que les détaillants ordinaires ne peuvent que leur envier. Pourtant, rares sont ceux à s’être fait une place sur le marché de l’e-bijouterie et Blue Nile dispose d’une importante part de marché.

Harvey Kanter, PDG de Blue Nile depuis mars 2012, estime que l’entreprise est environ trois fois plus importante que son concurrent direct le plus proche. Il insiste pourtant sur la menace la plus sérieuse pour Blue Nile qui, selon lui, provient des boutiques traditionnelles, les Tiffany & Co., Zale et Sterling qui continuent de fidéliser leur clientèle.

Soyons clairs, Harvey Kanter a précisé, à l’occasion de la récente Citi Technology Conference de 2012, organisée par Citigroup Capital Markets, que le défi ne venait pas des ventes en ligne de ces joailliers. « La concurrence entre eux est difficile, ils ne peuvent pas baisser leurs prix quand ils mettent leurs marchandises en ligne », a-t-il expliqué.

D’ailleurs, Blue Nile reconnaît la nécessité d’imiter les relations que ces boutiques entretiennent avec leurs clients, au-delà de l’achat de produits bridal. Ainsi, Blue Nile souhaite s’appuyer sur sa notoriété pour mieux pénétrer le marché en ligne, encore relativement inexploité, des bijoux hors bridal et créer sa propre marque, pour s’assurer des clients fidèles.

« Même si la joaillerie hors bridal représente la plus petite part de marché sur les nouveaux clients, ceux-ci sont les plus susceptibles de renouveler leurs achats, a précisé la société dans une récente présentation aux investisseurs. Nous devons impérativement accroître notre activité dans ce domaine pour bâtir notre franchise. »

Fin 2011, peu après la démission de Diane Irvine de son poste de PDG, la société s’est embarquée dans une stratégie à trois volets pour stimuler la croissance à long terme. L’objectif est d’étoffer sa proposition de valeur pour les clients des bijoux de bridal, notamment en améliorant l’efficacité de son approvisionnement et en répercutant ces économies sur les prix aux consommateurs. L’entreprise entend ensuite investir massivement pour conquérir des clients sur le secteur de la joaillerie hors bridal. Enfin, elle envisage d’étendre ses activités internationales, en grande partie grâce à sa récente entrée en Chine continentale.

Jusqu’à présent, les résultats ont été mitigés. La semaine dernière, Blue Nile rapportait une impressionnante progression des ventes du groupe, de l’ordre de 20 % en glissement annuel, pour atteindre 89,8 millions de dollars au troisième trimestre 2012. Les revenus nets ont diminué de 7 %, à 1,7 million de dollars, suite à une hausse des dépenses et du coût des ventes ; le bénéfice par action a toutefois progressé de 8 %, à 0,14 dollar. La croissance des ventes a été stimulée par le segment américain des bijoux de bridal, qui s’est apprécié de 32 % à 54,1 millions de dollars et par les ventes américaines de la société hors bridal, en progression de 12 % à 21,8 millions de dollars. Ses ventes internationales reculaient dans le même temps de 3 % à 13,9 millions de dollars. Il est intéressant de noter que le nombre de nouveaux clients a augmenté de 22 % au cours du trimestre par rapport à l’année précédente.

Les investisseurs ont également réagi de façon mitigée à la stratégie. L’action a atteint son plus bas depuis mars 2009, à 23,75 dollars en août, mais s’est considérablement redressée pour s’échanger cette semaine au-dessus des 41 dollars par action. La Deutsche Bank a réitéré sa recommandation d’achat avec un objectif de cours de 53 dollars.

Selon Harvey Kanter, le quatrième trimestre devrait donner raison à la stratégie ; la société a en effet prévu que ses ventes atteignent entre 140 millions et 153 millions de dollars pour la période, soit 25 % de croissance minimum par rapport à l’année dernière (voir graphique ci-dessous). Après diverses études sur la segmentation et l’interface, Harvey Kanter prévoit une véritable percée de Blue Nile pour 2014, la première année complète au cours de laquelle tous ses programmes seront appliqués.

blue nile graph
Source : Rapaport News sur la base des données publiées par Blue Nile.

La société couve surtout du regard les performances de son segment hors bridal, pour lequel elle voit clairement la plus grande opportunité de croissance ; elle a d’ailleurs ajusté ses assortiments en conséquence pour le quatrième trimestre en cours.

Blue Nile s’attache à bien définir sa position de détaillant spécialisé : « Nous ne voulons pas devenir un Amazon des bijoux, explique Harvey Kanter. En tant que point de vente spécialisé, nous devons adopter un axe que n’aura pas un généraliste. Notre directeur de la conception et notre équipe merchandising sont chargés d’élaborer un statut qui reflètera notre direction sur le marché. »

La stratégie consiste notamment à élargir son assortiment de marchandises, en particulier celles vendues moins de 1 000 dollars et à renforcer son taux de conversion chez les clients féminins ; les femmes représentent en effet environ 70 % de la fréquentation du site, mais moins de 30 % des ventes. En outre, Blue Nile reconnaît être sous-indexé dans des catégories telles que les pierres précieuses, la nacre, l’argent, l’or et les montres par rapport à l’industrie de la joaillerie dans son ensemble. Dans le même temps, la société prend garde à ne pas s’aventurer dans le domaine des bijoux fantaisie ou tendance.

Pourtant, Blue Nile appuie sa marque sur son activité des bijoux de bridal et sur son modèle qui permet aux consommateurs d’acheter des diamants et les incite à acheter la bague qu’ils sertiront. Harvey Kanter estime que la société détient environ 50 % du marché américain du bridal en ligne et environ 5 % du marché américain total du bridal.

Dans ce domaine, Blue Nile stimule sa croissance sur un mode différent. Bien que le segment hors bridal soit subordonné à l’obtention de nouveaux clients et à la répétition des achats, sa proposition de bridal s’appuie sur la hausse de valeur grâce à sa stratégie d’approvisionnement.

La société a déjà déclaré pouvoir capitaliser sur la baisse des prix en 2012. Harvey Kanter rappelle que, même si les concurrents ont conservé pendant la majeure partie de 2012 un stock acheté au plus haut en 2011, Blue Nile a décidé d’investir dans l’achat de diamants. La société a élargi ses sources d’approvisionnement exclusif et porté le nombre de pierres sur le site Web à environ 120 000 au troisième trimestre, contre environ 90 000 un an plus tôt. En juin, Blue Nile prétendait détenir un quart de l’offre mondiale des tailles princesse.

Par conséquent, même si le volume de son offre devrait se stabiliser, Blue Nile demeure un important acheteur de diamants, capable d’obtenir des marges là où d’autres ne le peuvent pas.

Mais la société est confrontée à des défis. D’une part, l’évolution des prix ne jouera pas toujours en sa faveur. Au niveau de ses activités internationales, la Chine pourrait se révéler difficile à pénétrer et son calendrier pourrait être légèrement compromis, la croissance économique ayant ralenti dans le pays.

Blue Nile est également prête à accroître ses dépenses de marketing pour renforcer la confiance des consommateurs, non seulement dans sa marque et dans les diamants en eux-mêmes, mais aussi dans l’achat en ligne. Les diamants et les bijoux restent un produit de sensations tactiles et les consommateurs rechignent encore à acheter en ligne. Ils ont bien plus confiance dans leur joaillier.

Pour renforcer cette confiance, Blue Nile se verra peut-être contrainte d’ouvrir une petite boutique traditionnelle, avec un magasin fleuron aux États-Unis. Harvey Kanter insiste toutefois sur le fait qu’elle n’a engagé aucun projet dans ce sens. Blue Nile espère donc renforcer la confiance des consommateurs grâce à la stratégie annoncée et souhaite accroître sa notoriété dans le but de se forger une plus grande part du marché des bijoux en général.

Si elle y parvient, Blue Nile pourrait exercer de nouvelles pressions tarifaires sur ses concurrents mieux établis dans les magasins traditionnels, sans parler de ses fournisseurs. La situation pourrait également constituer un indicateur fort de la demande de bijoux aux États-Unis.

Quant à Internet, l’industrie des diamants et des bijoux s’y installe relativement tardivement et constitue une sorte d’énigme, au vu de l’absence de concurrence dans cet espace de vente virtuel. D’autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement luttent pour améliorer leurs marges, ils pourraient se pencher avec intérêt sur le cas Blue Nile, pour tenter de déterminer l’effet qu’auront les joailliers en ligne sur leurs activités à l’avenir.

Source Rapaport