Le marché des enchères, de plus en plus difficile à prédire

Anthony Demarco

On ne le dira jamais assez : d’après les initiés, les bijoux signés et les diamants blancs figurent parmi les valeurs les plus sûres pour les collectionneurs.

Depuis 15 ans, les événements exceptionnels – comme les guerres, les récessions et la Covid-19 – n’ont pas eu d’impact majeur sur le marché des enchères des pierres et des bijoux. Que l’époque ait été florissante ou difficile, les riches ont considéré les biens de luxe, tels les bijoux et les montres, comme des investissements solides et des articles de collection de toute beauté. Par ailleurs, les maisons d’enchères ont fait preuve d’agilité et développé des manières créatives et innovantes de vendre leurs articles. Certains responsables de maisons d’enchères affirment qu’ils ont aussi réussi à attirer une nouvelle génération de collectionneurs grâce aux ventes en ligne et aux expositions spéciales.

Cette résilience est apparue évidente au premier semestre 2022 et des prix record ont été établis par des marchandises rares. Toutefois, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et une inflation galopante, les prix des articles renommés se sont nivelés au second semestre, débouchant sur une année 2023 placée sous le signe de la prudence.

Les avis des experts

« Il sera intéressant de voir à quoi ressemblera cette année dans le monde des enchères », explique Benjamin Goldberg, de la société de joaillerie et de diamants new-yorkaise William Goldberg.

Quig Bruning, responsable des bijoux pour Sotheby’s Americas, affirme qu’il est plus difficile de prédire ce qui se passera cette année que les années précédentes. « Généralement, à cette époque de l’année, nous avons une idée assez fiable des perspectives de marché dans les six à douze prochains mois, explique-t-il. Cette année, nous essayons tous de comprendre ce qui se passe dans le monde. Cela aura un impact. »

Les acheteurs sont de plus en plus jeunes, une tendance qui devrait se poursuivre cette année, grâce aux ventes en ligne et aux événements commerciaux à thème, ajoute Quig Bruning. « Nous avions une clientèle qui vieillissait d’année en année. Aujourd’hui, cela ralentit un peu car nous attirons plus de jeunes acheteurs que jamais et nous devenons un acteur plus présent dans toutes les catégories. »

Dans le même ordre d’idée, il annonce également « constater une poussée de la part des acheteurs du Moyen-Orient. »

Les collectionneurs apprécient toujours les articles de grande qualité, un aspect qui devrait lui aussi persister, selon Greg Kwiat, PDG de Fred Leighton et propriétaire de Kwiat Diamonds. « Selon moi, les maisons d’enchères ont connu une année mitigée mais elles ont bien résisté dans certaines catégories. Il y a eu des hauts et des bas au niveau des prix obtenus, mais aussi des lots d’enchères qui n’ont pas été vendus. Si j’essaie de comprendre ce que tout cela signifie, c’est que la clientèle est toujours très active sur le marché des pierres et des bijoux. Les très belles pièces attirent ceux qui recherchent de la valeur. C’est ainsi que va le marché aujourd’hui. »

Des enchères vigoureuses

Le nivellement lors de la seconde partie de l’année n’a pas vraiment réussi à affaiblir les bons chiffres de fin d’année pour les maisons d’enchères. Chez Sotheby’s, les ventes de bijoux dans le monde ont atteint 507,2 millions de dollars pour 2022, en hausse de « plus de deux tiers » depuis 2021, a indiqué un porte-parole.

Christie’s a intégré ses ventes de bijoux dans la catégorie du luxe, qui rassemble les montres, les sacs à main et les spiritueux. Celle-ci a vu ses ventes atteindre 988 millions de dollars pour l’année, soit une hausse de 2 %.

Chez Bonhams, en 2022, les ventes de bijoux dans le monde ont augmenté de 23 % en glissement annuel, à 73,98 millions de dollars, selon le responsable mondial des bijoux, Jean Ghika. « Cela fait de 2022 l’année la plus réussie pour le département international des bijoux de Bonhams à ce jour. »

La majeure partie de cette hausse peut être attribuée à l’expansion des ventes en ligne et à thème dans les maisons d’enchères, car celles-ci multiplient le nombre d’articles proposés chaque année. Certains négociants craignent que le nombre croissant de produits passant par les maisons d’enchères ne pèse sur la valeur des articles individuels, alors même que le total des ventes augmente.

« Les maisons d’enchères sont nombreuses et toutes sont en concurrence pour obtenir les mêmes portefeuilles, explique Greg Kwiat. La mise à disposition des marchandises augmente de plus en plus vite. À ce rythme, les acheteurs sont moins pressés d’acheter, certains qu’une nouveauté se présentera à nouveau prochainement. »

Telle est peut-être la raison des résultats décevants de la collection De Beers Exceptional Blue, explique le gemmologue Gary Roskin, du magazine en ligne Roskin Gem News Report. Sotheby’s a proposé ce groupe de huit diamants Fancy Blue lors de plusieurs enchères.

« Si je devais m’avancer, je dirais que la rareté a été éclipsée par le fait que les pierres ont été regroupées. Dans le monde des pierres de couleur, nous appelons cela l’effet Tucson, explique Gary Roskin. Étant donné la multiplicité des pierres dans le groupe, sur le modèle des tourmalines Paraiba dans les salons de pierres et de minéraux de Tucson, c’est qu’elles ne doivent pas être aussi rares qu’on nous l’a fait croire. Et rien n’est plus éloigné de la vérité. »

Sotheby’s notamment a connu une année extrêmement chargée et a organisé davantage de ventes en ligne et d’expositions commerciales spéciales, comme Brilliant & Black à Londres, un événement autour d’artistes et de designers de bijoux noirs, Art as Jewelry as Art à New York, une présentation des bijoux de certains des artistes les plus innovants et les plus reconnus des XXe et XXIe siècles, et Egyptomania, une exposition sur le thème du renouveau des bijoux égyptiens historiques.

Les maisons d’enchères parviennent à se diversifier et à segmenter leur offre, considère Quig Bruning. « Nous avions des enchères de 560 lots deux mois et demi avant la vente Magnificent Jewels de décembre, et ses 160 lots. Peut-être y a-t-il plus d’enchères ces jours-ci, mais elles sont composées avec bien plus de soin, vous pouvez donc proposer des articles tout à fait originaux. »

Les maisons d’enchères s’évertuent également à éviter les doublons lors de ces événements, poursuit-il. « Nous organisons des ventes qui ont du sens et qui sont logiques, dans le sens où elles profitent à nos clients, tout en bénéficiant au marché. »

Davantage qu’une mode passagère

Le meilleur baromètre pour juger les hauts et les bas de l’année 2022 est celui des couleurs fantaisie. Les ventes du premier semestre ont approché ou dépassé des records historiques, tandis qu’au second semestre, les prix ont ralenti et, dans certains cas, quelques pierres ayant fait l’objet d’une forte publicité n’ont pas trouvé preneur (voir l’analyse ici).

La société de David Doppelt, Jonathan Doppelt, est spécialisée dans les Fancy Yellow. Une vente à la fin de l’année lui fait espérer que les collectionneurs recommencent à apprécier ces pierres. Le Golden Canary – un diamant Fancy Deep Brownish Yellow de 303,10 carats – s’est vendu 12,4 millions de dollars chez Sotheby’s New York le 7 décembre. Ce chiffre est inférieur aux estimations, même si la pierre reste le troisième diamant jaune le plus précieux à être vendu aux enchères.
« Les diamants jaunes connaissent une mini-renaissance, après quelques années calmes », affirme-t-il.

La cohérence des incolores

Comme pour les couleurs fantaisie, les ventes de gros diamants blancs ont eu lieu en début d’année, alors que les choses avaient ralenti à la fin 2022. Toutefois, les prix ont augmenté de manière cohérente dans l’ensemble, ce qui a garanti la confiance des acheteurs et des vendeurs. Cette confiance devrait se maintenir, en particulier face à la volatilité dans le monde de la crypto, prédit Benjamin Goldberg.

« Les diamants blancs se sont montrés très stables au premier semestre de l’année dernière, affirme-t-il. Aujourd’hui, il me semble que l’on assiste à un léger ralentissement, mais sans fluctuations insensées. Malgré le ralentissement de l’offre, on trouve toujours des pierres fascinantes à vendre. »

Ceci dit, poursuit-il, « elles ne poussent pas sur les arbres. Nous n’observons pas d’énormes quantités de marchandises sur le marché… Il y a beaucoup de compétition. »

Parmi les points forts de l’année, citons The Rock, un diamant taillé en poire de 228,31 carats, de couleur G et de pureté VS1, qui a rassemblé près de 22 millions de dollars lors de la vente de Christie’s à Genève en mai, le Light of Africa, une pierre taille émeraude de 103,49 carats, D-Flawless, qui a atteint plus de 20 millions de dollars chez Christie’s New York en juin et le Juno, un D, IF, taillé en poire de 101,41 carats qui s’est vendu 12,9 millions de dollars chez Sotheby’s New York en juin.

À la différence de certains autres, Benjamin Goldberg considère que la saison des enchères s’est clôturée de façon positive. « Les résultats des enchères en fin d’année étaient très impressionnants, explique-t-il. Les six premiers mois ont été superbes. Il fallait que les choses ralentissent un peu. »

La qualité fait vendre

Gary Roskin affirme qu’en raison d’une combinaison de difficultés économiques et d’une absence d’offre due à la pandémie mondiale, les maisons d’enchères ont eu du mal à répondre à la demande de pierres de la plus haute qualité en 2022.

« Lorsqu’elles sont parvenues sur le marché, elles se sont bien vendues. L’année dernière, nous avons pu observer plusieurs saphirs bleus exceptionnels, qui ont dépassé les estimations des enchères. Les rubis et les émeraudes n’ont pas profité du même essor mais j’estime que cela est dû en partie à quelques pièces importantes qui ont été proposées aux enchères », explique-t-il.

En règle générale, l’année 2022 a assuré des résultats solides pour les « formidables pierres de couleur comme les tourmalines Paraiba, les saphirs padparadscha, les grenats démantoïdes, les spinelles, les alexandrites, et même des échantillons de minéraux et des objets d’art, ajoute-t-il. Sans surprise, les couleurs exceptionnelles ont obtenu des résultats très positifs, même si les couleurs de qualité raisonnable ont déçu. »

Il prédit « une distinction encore plus importante en 2023. Les pièces exceptionnelles et majeures se comporteront extrêmement bien, les pierres respectables n’iront peut-être aussi loin qu’elles le mériteraient. »

Parmi les pierres notables des enchères récentes, Gary Roskin évoque un saphir taille coussin de 16,46 carats qui a atteint 2,1 millions de dollars, un saphir de Ceylan de 38,51 carats qui s’est vendu 516 000 dollars et un saphir du Cachemire taille cabochon « surgarloaf » de 7,37 carats qui a atteint 604 800 dollars. Tous se sont vendus chez Sotheby’s New York en décembre. Un gros cabochon de saphir de Ceylan est parti pour 1,3 million de dollars chez Christie’s New York le même mois.

Jean Ghika, de Bonhams, évoque quant à lui un collier en diamant avec 25 rubis taille coussin qui s’est vendu plus de 1,2 million de dollars lors d’une vente à Hong Kong en novembre.

Des signes de vie

Les pierres de couleur dans les bijoux signés issus de maisons historiques, comme Tiffany & Co., Van Cleef & Arpels et Graff ont obtenu de bons résultats, annonce Gary Roskin. La nouvelle est cohérente avec les tendances historiques des enchères et constitue un autre aspect du marché qui devrait perdurer tout au long de 2023.

Jean Ghika s’est intéressée à deux ventes importantes de cette catégorie chez Bonhams, dont un bracelet en diamants Cartier de 1926 environ, avec sept émeraudes tailles rectangulaire et octogonale à degrés, totalisant environ 101 carats. Le bijou a atteint plus de 3,2 millions de dollars lors de la vente de la maison d’enchères à New York en mai. Par ailleurs, un collier en diamants Graff, orné d’un pendentif détachable en émeraude colombienne de 13,88 carats, taillée en poire, s’est vendu chez Bonhams Londres en septembre pour 570 207 dollars, ajoute-t-elle.

Il ne faut pas sous-estimer l’importance des bijoux signés, notamment en provenance des maisons françaises historiques, souligne Quig Bruning. « Les bijoux de créateurs réputés sont recherchés par une diversité incroyable de clients », affirme-t-il.

Il observe deux développements notables dans ce domaine. « Tout d’abord, on assiste à un élan vers d’autres créateurs, avec des prix importants pour les bijoux de marques comme Bvlgari, Tiffany et Raymond Yard. Les gens commencent à considérer qu’ils sont tout aussi jolis, rares et exceptionnels. » Dans le même temps, affirme-t-il, « ce désir et cette envie apparaissent sur le marché des bijoux et des designers contemporains, comme JAR et Hemmerle. »

Greg Kwiat admet que l’aspect « collectionnable » des bijoux signés et des pièces importantes de la période est toujours aussi solide. Il considère en fait que ces pièces pourraient devenir encore plus désirables dans une période instable – et les collectionneurs pourraient être disposés à payer plus pour des bijoux venant de maisons de joaillerie dont le potentiel d’investissement est avéré.

« Les très belles pièces d’époque et les antiquités continuent à passionner certains collectionneurs, en raison de la beauté du design, des pierres utilisées et de la qualité du savoir-faire, affirme-t-il. En général, les articles d’origine royale et noble suscitent aussi beaucoup de passion. »

Même si de nombreux collectionneurs ciblent des bijoux signés, les pièces d’époque non signées, d’un savoir-faire supérieur et présentant des matériaux de qualité, enthousiasment toujours certains collectionneurs, d’après Quig Bruning. « Avec cet accent mis sur les bijoux de fabricants réputés, vous pouvez dénicher un beau bracelet Art Déco pour beaucoup moins cher. »

« Cela nous semble être une bonne opportunité d’achat. »

Quig Bruning note également l’attrait intemporel des bijoux historiques. La vente Egyptomania de la maison « a été un grand succès. Le pendentif Medusa de Louis Comfort Tiffany s’est vendu plus de 3 millions de dollars, annonce-t-il. Il confirme que les enchères proposant des articles rares, importants et historiques obtiennent d’excellents résultats. »

Autre changement notable de ces dernières années, d’après Greg Kwiat : le fait que certains négociants imitent les collectionneurs en conservant des bijoux sur de longues périodes, une tendance qui peut être encore plus prégnante lors des périodes incertaines.

« Lorsque vous possédez quelque chose de beau, vous n’avez plus à vous inquiéter, affirme-t-il. Il ne s’agit pas d’un fruit. Ils ne vont pas se gâter. »

Source Rapaport


Photo the 11.15 carat Williamson Pink Star Diamond © Sotheby.