L’Apple Watch, véritable menace pour les horlogers ?

Victoria Gomelsky

Début octobre, j’ai interviewé Horace Dediu, un analyste technique américano-roumain installé en Finlande, spécialiste des produits Apple, dans le cadre d’un article plus vaste sur lequel je travaillais à propos des marques de montres qui vendent plus de 1 milliard de dollars au retail chaque année. [:]Apple venait juste de sortir sa nouvelle Apple Watch Series 3, un modèle équipé de fonctionnalités cellulaires, ce qui signifie qu’elle n’a plus besoin d’être appariée à un téléphone. Horace Dediu et moi-même avons évoqué les performances de la montre, la façon dont elle pourrait évoluer et nous nous sommes demandé si les horlogers suisses doivent ou non craindre pour leurs moyens de subsistance.

Apple est-il aujourd’hui le plus gros horloger du monde en volume ?

Apple ne publie pas de chiffres spécifiques, ils vous donnent les chiffres de l’iPhone et les chiffres des Mac mais ils n’ont jamais vraiment publié de chiffres spécifiques pour la montre, en nombres d’unités ou de ventes. Lors du dernier événement de lancement, ils ont prétendu qu’ils avaient dépassé les ventes de Rolex en valeur, mais pas en nombre d’unités.

J’ai cherché les ventes de Rolex, lesquelles était [estimées à] 4,7 milliards de dollars en 2016, ce montant comprenant les revenus en termes de services. Nous ne savons pas si elles étaient en hausse ou en baisse mais j’ai utilisé ce chiffre de 2016 pour établir que les revenus d’Apple devraient être supérieurs à 4,7 milliards de dollars.

Je pense qu’Apple tourne à environ 5 milliards de dollars par an et qu’ils sont donc numéro un. Ils ont également lancé la Series 3, qui a pour caractéristique d’être également un téléphone sans fil.

Quels sont les résultats de l’Apple Watch ?

Si vous vous penchez sur Apple et sur l’histoire de l’iPhone et de l’iPad, vous voyez que ces produits ont connu des démarrages en flèche. La montre n’a pas vraiment suivi le même chemin mais elle n’a pas non plus fait un flop.

Comment l’évaluer ? Comment mesurer le succès sur ce marché ? Seuls les utilisateurs de l’iPhone peuvent s’en servir. Il s’agit donc bien d’un produit accessoire qui vit dans l’ombre de l’iPhone.

Mais, à ses débuts, l’iPhone vivait dans l’ombre du Mac. Il est tout à fait possible que ce jeune produit mûrisse et soit en concurrence directe avec le marché des montres traditionnelles.

L’Apple Watch a probablement dépassé les 30 millions à 33 millions [d’unités vendues]. Laissez-lui quelques années de plus et elle atteindra probablement les 100 millions. Dans six ou sept ans, ce sera probablement la montre la plus vendue de tous les temps, mais aussi la marque la plus vendue.

Qui achète l’Apple Watch ?

Nous voyons beaucoup de personnes à des postes de services – des personnels navigants, des personnes du secteur de l’hébergement ou des personnes dans la sécurité (agents de sécurité des aéroports et au contrôle des passeports). Je rencontre aussi beaucoup de personnes que l’on ne n’associerait pas à la technologie ou au luxe mais qui ont besoin de cette montre car ils ne peuvent pas sortir leurs téléphones. Ils peuvent ainsi recevoir leurs SMS sans interférer avec leurs tâches. Il n’existe aucun produit qui offre ce genre d’alertes.

Quel est le principal atout de l’Apple Watch ?

Le produit est une sorte de caméléon. Il évolue constamment car les développeurs et Apple repensent sans cesse les façons de l’utiliser. À la base, c’est un ordinateur qui va devenir de plus en plus puissant. C’est une feuille blanche sur laquelle ils peuvent dessiner des applis.

L’iPhone a été conçu pour trois fonctions différentes : iPod, navigateur Internet et téléphone. Aujourd’hui, la fonction numéro un est celle des réseaux sociaux, les photos sont aussi importantes pour le produit et on l’utilise parfois pour des cartes et de la localisation.

Quasiment personne ne l’utilise pour parler ou pour écouter de la musique. Et personne ne le considère comme un navigateur Internet.

En 10 ans, l’iPhone est devenu un appareil totalement différent, du fait principalement du succès de Facebook, Twitter et Google. La montre risque de connaître le même type de transition.

Qu’en est-il de l’association avec le monde du luxe ? A-t-elle également disparu ?

Lors de l’événement de lancement en 2015, les analystes étaient accompagnés de personnes très élégantes, portant des vêtements exceptionnels, qui se rendaient à des défilés de mode et aimaient être admirées. Ces démonstrations d’élégance ont disparu. Aujourd’hui, la société se concentre sur l’aspect santé et forme.

La santé et la forme sont des angles intéressants. Peut-être recevrons-nous tous bientôt ce genre de choses de la part de nos compagnies d’assurances. Certaines en distribuent déjà en bonus.

Les produits qui s’appuient sur des logiciels, comme l’iPhone et l’Apple Watch, se transforment généralement en systèmes totalement différents au fil du temps. Les montres traditionnelles ont évolué mais, en matière de logiciels, le changement est bien plus rapide.

Le vocabulaire commence à changer – faire glisser, engagement. La montre traditionnelle n’a pas évolué de cette façon et je ne pense pas qu’elle le fera.

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Il va falloir observer l’évolution de l’Apple Watch. Les termes utilisés (bracelet, boîtier) avaient pour but de nous rassurer – ce jargon de l’horlogerie, c’est presque comme si Apple avait besoin de se justifier.

Que nous disent les chiffres des ventes d’Apple à propos du type de montres qu’ils vendent ?

Nous constatons que la grande majorité des montres vendues sont des montres de base : on oublie l’or. Ce chiffre des revenus permet d’établir une moyenne d’environ 330 dollars par montre. La plupart des analystes l’admettent : les gens achètent la montre de base en aluminium. Sa qualité est suffisante.

Le choix du métal n’a pas d’importance. C’est un peu la preuve que les gens achètent la montre de base pour ce qu’elle fait, et non pour son apparence. C’est un produit principalement fonctionnel.

Que pensez-vous des montres connectées fabriquées en Suisse ?

De nombreux puristes refusent l’idée d’une montre connectée. Lorsque vous voulez installer une interface intelligente, vous devez vous associer à un organisme comme Google qui risque de ne pas comprendre le marché du luxe. Le problème, c’est que les cycles d’innovation du secteur des logiciels sont si rapides qu’ils oublient la logique mécanique des montres traditionnelles.

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Or, beaucoup affirment en fait qu’il s’agit de deux mondes séparés et je ne veux pas du tout les mélanger. Je veux conserver l’expérience d’un objet mécanique. Il y a eu une erreur de la part d’Apple, celle de produire une montre en or, et une erreur de la part des horlogers traditionnels, celle de vouloir fabriquer une montre connectée. Les deux propositions ont été refusées.

Apple veut que les gens portent leur montre plus ou moins au quotidien et qu’elle devienne une extension de leur vie. Les gens doivent remarquer lorsqu’ils ne la portent pas.

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« Il y a eu une erreur de la part d’Apple, celle de produire une montre en or, et une erreur de la part des horlogers traditionnels, celle de vouloir fabriquer une montre connectée. »

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J’appelle ça de la concurrence pour l’occupation du poignet. Il y a sept milliards de personnes sur Terre et 14 milliards de poignets. Apparemment, personne ne porte deux montres en même temps. Le marché est donc de 7 milliards de poignets, un par personne.

Déterminons ensuite le nombre de personnes qui ne porteront pas de montre. Combien ne veulent rien d’autre qu’une montre mécanique ? Certains en revanche ne porteront que l’Apple Watch.

Je pense que ces deux mondes sont assez distincts et que la planète est suffisamment grande pour accueillir les deux. Je pense aussi qu’Apple atteindra aisément les 100 millions de clients pour l’Apple Watch et qu’ils ne le font pas pour éliminer les autres.

Que pensez-vous de l’idée selon laquelle une fois que les gens sont habitués à avoir une Apple Watch au poignet, ils finiront par acheter une montre de luxe ?

J’étais récemment dans le salon de l’aéroport d’Heathrow à regarder des magazines de voitures destinés aux amateurs de belles mécaniques. Il s’agissait de voitures de courses très anglaises, pour gentlemen.

Je m’attendais à trouver des publicités pour des maisons d’enchères mais toutes concernaient des montres. J’ai été très surpris. Quasiment toutes les publicités de ce magazine de voitures portaient sur la mesure du temps.

L’acheteur de ce type de véhicules, ou celui qui aspire à les acheter, est probablement le rêve de tout horloger. On touche là aux aspects psychologiques les plus profonds des acheteurs de montres.

Cette question est donc importante : qu’est-ce qui intéresse les acheteurs de montres ? Ils sont nostalgiques des voitures, du côté technique et de cette masculinité qui passe par les objets. C’est une sorte de vanité. Alors qu’avoir une Apple Watch, c’est un peu porter un écran au poignet.

Dans une certaine mesure, Apple a favorisé la notion d’un consommateur de montre de luxe qui évolue, en attirant des amateurs de montres aux événements de la marque. À l’avenir, la corrélation entre les deux pourrait se réduire.

L’Apple Watch va se creuser une niche dans le domaine de la santé et de la forme. Elle est en concurrence avec un espace de consommation négative ou de non-consommation. La découverte de ce nouvel espace – nous ne savions pas que nous aimerions les réseaux sociaux avant qu’ils existent – va se développer avec le temps. Cela n’a rien à voir avec le travail qui consiste à rendre une montre plus désirable.

Les Suisses peuvent-ils donc dormir sur leurs deux oreilles ?

Je dirais que les Suisses ont moins à s’inquiéter qu’ils ne le pensaient. Ils ne vont pas disparaître. L’argument selon lequel les produits sont totalement différents tient la route.

Très clairement, les montres de luxe sont associées à la passion, à la séduction, très peu aux fonctionnalités, mais énormément à la symbolique. L’Apple Watch est très différente : elle regorge de fonctionnalités mais sa symbolique est très modeste.

La réflexion de l’utilisateur est la suivante : « Je ne recherche pas une Apple Watch ni une montre de luxe, mais peut-être bien les deux. Je prends l’Apple Watch pour aller à la salle de sports et la montre de luxe pour aller à un cocktail. »

Source JCK Online