L’invasion de l’Ukraine par la Russie déconcerte le Kimberley Process

Rob Bates

Bien qu’il rassemble plus de 80 pays, le Kimberley Process (KP) s’est généralement tenu à l’écart de la politique internationale, à de rares exceptions près : en 2007, la délégation chinoise aurait interrompu la séance plénière du KP jusqu’à ce que la délégation taïwanaise soit obligée de partir.

Mais comme le KP se concentre sur un sujet bien précis – les diamants du conflit –, il s’est fortement éloigné des affaires de ce monde, ayant suffisamment de mal à progresser sur son propre mandat.

Cela n’est désormais plus vrai. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la politique internationale s’est glissée de façon dysfonctionnelle dans l’arène déjà dysfonctionnelle du KP.

La Russie supervise actuellement deux des six groupes de travail du KP et les États-Unis et le Royaume-Uni ont refusé d’assister aux réunions qu’elle préside. Réagissant vivement, la Russie a fait observer que le sujet n’entrait pas dans les attributions du KP. (Les communications, initialement rapportées par Reuters, ont été confirmées par le JCK.)

Les réunions, initialement destinées à traiter de questions liées au KP, sont maintenant principalement consacrées à la Russie, d’après une source.

En outre, la réunion des Nations unies du 18 mars entérinant le Kimberley Process – une réunion annuelle généralement très ennuyeuse, avec ses discours routiniers – a été le théâtre de violentes dénonciations par des représentants des États-Unis et de l’Union européenne portant sur l’invasion russe.

« Nous ne pouvons pas ignorer que la Russie représente une part significative de la production mondiale de brut », a déclaré le représentant américain dans la vidéo des NU (juste avant les deux heures de diffusion) « et que ces recettes aident à financer le gouvernement, probablement même l’armée. »

« Dans le même temps, la Russie a débuté l’invasion de l’Ukraine sans avoir été provoquée… Les actions du Kremlin sont l’antithèse de la mission de KP, celle d’éviter que les bénéfices du marché du brut ne financent des conflits contre des gouvernements légitimes. »

Silvio Gonzato, le représentant de l’Union européenne, a lui aussi condamné « l’agression d’un participant du Kimberley Process par un autre. » L’Ukraine est en effet membre du Kimberley Process.

Lorsque le représentant de la Fédération de Russie est intervenu, il a semblé se détourner du discours préparé et a fait remarquer : « Nous sommes obligés de nous exprimer sur les attaques portées contre notre délégation. »

« Nous regrettons la politisation de notre dialogue et sommes reconnaissants envers la majorité des participants qui ont pris la parole, qui s’en sont tenus à l’ordre du jour… Bien entendu, nous réfutons les fausses accusations et espérons que ces discussions vont bientôt se tasser. »

Pourtant, même ainsi, ni les États-Unis, ni l’Union européenne n’ont interdit totalement les diamants russes.

Les sanctions américaines actuelles autorisent l’importation de diamants russes s’ils sont « sensiblement transformés » ailleurs, ce qui concerne la majorité d’entre eux. Et ni les États-Unis ni l’Union européenne n’ont appelé le KP à interdire les diamants russes.

Ce n’est pas non plus le cas, d’ailleurs, de la Coalition de la société civile du Kimberley Process (KPCSC), l’alliance des organisations des droits de l’homme, souvent critique du système de certification.

Le 14 mars, la KPCSC a publié une déclaration appelant le KP « à vérifier que les diamants produits en Russie ou par le minier de diamants d’État russe ALROSA ne contribuent pas à financer le conflit. »

La déclaration de la KPCSC pourrait être interprétée comme un appel au boycott des diamants russes, puisqu’ALROSA appartient à 33 % au gouvernement russe. Certains l’ont interprétée de cette façon.

Mais le président actuel de la KPCSC, Michel Yoboue, responsable du GRPIE, une ONG de Côte d’Ivoire, explique que la KPCSC ne demande ni interdiction ni embargo.

« La situation entre la Russie et l’Ukraine est d’ordre politique, affirme-t-il. Nous travaillons sur les diamants du conflit. Ce que nous voulons, c’est que le KP prenne position à propos de l’Ukraine. »

Il affirme que la KPCSC serait plutôt en faveur d’un « mécanisme de surveillance ».

« Dans le cas de la République centrafricaine, nous disposons d’un mécanisme de surveillance, explique-t-il. Je pense que nous devrions proposer un mécanisme de surveillance des diamants russes pour vérifier qu’ils ne financent pas le conflit. »

Il était également réticent à qualifier les diamants russes de diamants du conflit.

« Nous n’avons pas de preuves que les diamants russes financent le conflit en Ukraine », explique-t-il.

(La définition actuelle des diamants du conflit par le KP concerne « les diamants bruts utilisés par des mouvements rebelles pour financer des guerres contre des gouvernements légitimes. » Même si le gouvernement ukrainien est considéré comme un gouvernement légitime et que la Russie essaie clairement de le renverser, l’armée russe pourrait ne pas être considérée comme un « groupe rebelle ». De plus, même si les ventes de pierres aident probablement à payer le conflit, il n’existe pas de lien direct comme dans d’autres guerres, lourdement financées par les diamants.)

La KPCSC a également exhorté Jacob Thamage, actuel président botswanais du KP, à convoquer une séance plénière uniquement consacrée à cette question. Jacob Thamage a répondu qu’il n’était pas autorisé à le faire aux termes des règles du KP et que la requête devait être déposée par un participant – autrement dit un pays. (Rien ne laisse supposer que cela ait été fait pour l’instant.)

D’une certaine façon, la KPCSC est confrontée à des problèmes que le KP a lui-même rencontrés – c’est une coalition qui a besoin d’un consensus. Après le départ de deux grandes organisations non-gouvernementales occidentales, la KPCSC est désormais presque intégralement constituée de groupes africains, dont certains la considèrent comme un moyen de communiquer avec leur gouvernement national.

Et même si la question ukrainienne a retenu l’attention de l’Occident, elle est moins présente en Afrique, où les conflits font rage depuis des années, sans susciter un intérêt médiatique aussi important dans le monde. De plus, l’influence de la Russie sur certains pays africains pourrait faire peser des dangers sur les ONG qui s’exprimeraient.

Il est également peu probable que le KP approuve une interdiction des diamants russes puisqu’il a besoin d’un consensus total. (Les Nations unies ne parviennent même pas à obtenir une condamnation unanime de l’invasion russe.) Les membres du KP englobent non seulement la Russie – qui n’aurait pas droit de vote dans ce cas – mais également des pays non alignés comme les Émirats arabes unis, l’Inde et la Chine.

« Au vu de l’inaction notoire du KP, un appel à classer les diamants russes comme diamants du conflit ou à appliquer des sanctions à la Russie serait à mon avis contre-productif, a déclaré Hans Merket, chercheur à l’International Peace Information Service (IPIS), membre de la KPCSC. Il est en effet extrêmement peu probable que le KP engage une quelconque action sur ce sujet. L’issue la plus crédible est que le KP sera encore plus bloqué qu’il ne l’est déjà. »

Il fait remarquer que le dossier le plus important actuellement traité par le KP est celui de la République centrafricaine (RCA) – le seul pays universellement reconnu comme producteur de diamants du conflit.

« Il est très peu probable que les questions concernant la RCA avancent dans ces circonstances, en particulier au vu de l’implication controversée de la Russie dans le pays », explique Hans Merket.

(Wagner Group, qui est lié au gouvernement russe, serait impliqué dans les combats en RCA. L’année dernière, la Russie avait mis son veto à une proposition des Nations unies qui aurait prolongé la surveillance des infractions sur les sanctions en RCA.)

Hans Merket affirme que le récent communiqué de la KPCSC était « une tentative pour appeler les gouvernements et l’industrie représentés au KP afin qu’ils ne puissent tout simplement plus ignorer la question. Il faut espérer que cela aide à renforcer les pressions, au moins sur certains centres importants de négoce et de fabrication, afin qu’ils s’associent et coordonnent leurs efforts pour tenter de mettre un terme au commerce des diamants russes et que le World Diamond Council adopte une position plus ferme. »

Pour le moment, le World Diamond Council et le président du KP sont restés globalement muets sur la question de l’Ukraine.

« Nous sommes comme tout le monde, à surveiller attentivement l’évolution de la situation en Ukraine, a déclaré Jacob Thamage au JCK. Mes espoirs et mes prières vont à une résolution rapide des problèmes, quels qu’ils soient, et au retour de la paix. »

Source JCK Online