L’homme qui continue de parler des diamants russes

Rob Bates

Fidèle à ma décision de m’entretenir avec davantage de personnes dont je ne partage pas entièrement l’opinion, j’ai eu la satisfaction de pouvoir discuter, lors du JCK Las Vegas, avec Tom Neys, responsable des relations avec les médias du Antwerp World Diamond Centre (AWDC).

Depuis son arrivée dans le groupe belge en novembre, Tom Neys s’est vu confier la tâche ingrate de devoir convaincre le monde qu’après l’invasion de l’Ukraine, la Belgique devait continuer à importer des diamants russes. (Les diamants russes sont exclus des sanctions de l’Union européenne mais pas des sanctions américaines.)

Je ne suis pas certain que notre conversation animée ait permis à l’un ou l’autre de changer d’avis mais ses réflexions sur un système de notation des diamants – qui rappellerait le KP Plus, autrefois fort peu populaire – méritent qu’on s’y intéresse.

Voici un résumé des temps forts de notre discussion.

Pourriez-vous nous indiquer pourquoi, selon vous, ce sujet est important et pourquoi vous pensez que des gens comme moi – et comme la Coalition de la société civile du Kimberley Process – ont tort lorsqu’ils recommandent de ne pas acheter de diamants russes ?

Je ne défends pas les diamants russes. Je défends le droit des sociétés à choisir leur façon d’exercer.

Il faut en premier lieu tenir compte de l’aspect juridique. En Europe, le commerce de ces diamants est tout à fait autorisé et légal.

Deuxièmement, d’un point de vue éthique, la situation est complexe. Elle est bilatérale. Si vous cessez de vendre des diamants russes à Anvers, l’effet se fera sentir sur les vies et les moyens de subsistance de milliers de personnes.

Si nous arrêtons globalement le commerce des diamants russes, le marché sera déséquilibré. Et ce n’est jamais une bonne chose. Je ne pense pas que ce soit aux centres de commerce de décider comment déséquilibrer un marché.

La troisième chose, c’est que si nous arrêtons ce commerce, de nombreux diamants seront dirigés vers d’autres centres ou négociés en direct. Si l’on cessait tout commerce des diamants russes, un nouveau marché noir apparaîtrait, nous reviendrions 20 ans en arrière, dans une situation où l’on n’a aucun contrôle sur ce qui se passe. Et c’est ce qu’il faut absolument éviter. Mieux vaut garder le contrôle et essayer de résoudre la situation plutôt que de faire tomber le système.

Vous avez dit que l’importation des diamants russes en Europe était légale. Il me semble que l’industrie belge a fait pression sur l’UE à ce sujet. Est-ce correct ?

Nous n’avons aucune activité de lobbying. Avant même le début du conflit, j’ai donné plusieurs entretiens dans lesquels j’ai mentionné très clairement notre opinion sur les sanctions.

L’Union européenne a adopté une philosophie sur la façon d’appliquer les sanctions. Lors de l’invasion de l’Ukraine, il a été décidé de les appliquer uniquement lorsque les effets seront plus importants pour l’adversaire que pour soi. Si elle n’a pas d’effet sur l’adversaire, la sanction s’annule, vous ne faites rien. Et vous vous contentez de mentir en disant : « Nous essayons de faire quelque chose. » Mais vous ne faites rien.

Vous avez dit que si ces diamants ne vont pas à Anvers, ils iront à Dubaï, qui « ouvre ses portes aux oligarques russes. » Pourtant, même si c’est à mon avis le cas de la plupart en ce moment, vous pourriez essayer, sinon de les empêcher, au moins de rendre la chose plus difficile. Il y a bien une raison pour que les sociétés aient choisi Anvers en premier lieu.

Bien entendu, parce que cette activité est basée sur les relations. Les sociétés veulent être à Anvers. Pourquoi ? Parce que c’est un bon marché, où l’on obtient la meilleure valeur pour ses marchandises. C’est très simple.

J’ai souvent entendu dire qu’Anvers ne pouvait pas forcément rivaliser avec tout ce que fait Dubaï. Mais pourquoi Anvers ne se distingue-t-elle pas en se présentant comme le centre le plus éthique ?

Je pense que c’est exactement ce que nous faisons. Placer les diamants russes sur la liste des sanctions aura l’effet inverse. Nous réfléchissons sur le long terme, et non le court terme. Nous voulons que cette industrie reste transparente pour les 20 prochaines années. Le problème, c’est que si vous apportez ces changements, vous n’aurez plus aucun contrôle sur ce qui se passera dans 20 ans. Et c’est très dangereux.

Mais parlons du court terme car, évidemment, des gens sont en train de se faire tuer en Ukraine. Le gouvernement russe détient un tiers du principal minier du pays, les diamants russes contribuent donc directement à la guerre. Lorsque vous voyez les atrocités en Ukraine, cela ne vous fait-il pas réfléchir ?

Cela nous fait tous réfléchir et ne change rien à nos responsabilités. Je crois vraiment au pouvoir des consommateurs. Je ne me fais pas le fervent défenseur des diamants russes. Je dis qu’il faut laisser le consommateur décider. Et les sociétés ont actuellement la possibilité de se prononcer à ce sujet.

Mais je dis aussi que ces sociétés doivent avoir les capacités de s’adapter. Si vous appliquez les sanctions demain, elles n’auront que 24 heures pour se retourner. Les sociétés seront bloquées.

[Note : Les États-Unis accordent parfois des « permis », qui sont des délais accordés aux sociétés pour appliquer les sanctions.]

Ce que nous voulons, c’est que les sociétés aient l’opportunité de dire : « Le consommateur veut quelque chose de très différent. D’accord, faisons-le. Trouvons de nouveaux fournisseurs. Trouvons de nouveaux contrats, de nouveaux diamants. »

Nous devons commencer à croire au pouvoir du consommateur. Le consommateur est suffisamment intelligent pour prendre des décisions. La seule chose dont il ait besoin, c’est de plus d’informations. Et c’est ce qui nous manque aujourd’hui.

Parlons du consommateur. Je pense que nous sommes tous d’accord, au moins aux États-Unis et en Europe, sur le fait qu’il existe une réprobation unanime de l’invasion russe. Les Américains jetaient de la vodka russe dans les égouts.  

Les consommateurs veulent punir ceux qui agissent mal dans cette guerre. Ils veulent frapper Poutine, ils veulent frapper les oligarques qui profitent de cette guerre.

Ne pensez-vous pas que certaines de ces personnes sont impliquées dans ALROSA ? Le PDG d’ALROSA, Sergei Ivanov, est le fils de l’ancien chef du personnel de Poutine.

Je ne pense pas que l’on puisse dire à l’heure actuelle qu’il est impliqué dans le conflit. C’est une chose sur laquelle je ne peux pas me prononcer.

Mais ne pensez-vous pas que la plupart des consommateurs ne voudraient pas soutenir une société aussi liée au gouvernement russe ? Il en détient un tiers.

Le consommateur doit être informé. C’est absolument vrai. Je répète que nous devrions engager des mesures pour lui faire savoir d’où viennent les diamants.

Mais le consommateur doit connaître la valeur de cette information. L’Europe offre un bon exemple de la rapidité avec laquelle vous pouvez changer une industrie. À un certain moment, toutes les machines à laver ont dû être accompagnée d’une petite étiquette énergie. S’agit-il d’un A, d’un B ou d’un C ? En un an, toute cette industrie a été complètement bouleversée. Parce que les consommateurs avaient un moyen facile de savoir si une machine à laver était bonne pour l’environnement. Alors, si j’achète une machine à laver E, elle sera moins chère mais lorsque je voudrai la revendre d’occasion, je ne gagnerai pas d’argent. Et elle va consommer plus d’électricité et plus d’eau qu’une machine à laver mieux notée.

En un an, le changement a été radical. Informé de façon indépendante, capable d’obtenir ces informations, le consommateur a changé de comportement. Je pense que c’est ce que nous devons faire.

Quel est le risque qu’ALROSA soit sanctionnée comme elle l’est au Royaume-Uni et aux États-Unis ?

Je ne pense pas que ce sera le cas, tout simplement parce que la plupart des gens sont maintenant convaincus que cela ne résoudra pas le problème, ni économiquement ni sur le plan éthique.

Ne soyons pas naïfs au point de croire que si nous ne vendons pas ces diamants, ils ne seront jamais vendus. Dans ce cas, l’impact sera nul. Certes, vous vous sentirez mieux d’avoir adopté une position éthique. Mais à quoi sert-elle si elle n’a pas de conséquences ?

J’entends beaucoup de gens dire : « Il faut parfois souffrir soi-même pour infliger des dommages à l’autre. » Mais dans ce cas, vous n’infligez aucun dommage. À part à votre propre pays.

Si des sanctions européennes étaient appliquées aux diamants russes, les gens ne pourraient-ils pas dire : « J’achète un diamant d’Anvers, j’ai plus de garanties » ?

C’est déjà le cas. Les centres de commerce ont absolument besoin de disposer de certaines références. Et ces références doivent être simples. Elles doivent être associées à des politiques valables de lutte contre le blanchiment d’argent, de contrôle du financement du terrorisme…

L’industrie de la bijouterie doit affirmer qu’elle n’achète pas aux centres de commerce qui ne respectent pas certaines références… Nous avons vu ce qui s’est passé lorsque le groupe d’action financière a placé Dubaï sur la liste grise. Ce n’est pas nous, c’est du domaine public. Nous avons affirmé qu’il existe une différence dans la façon dont nous régulons nos exportations et la façon dont ils le font.

Combien de diamants russes entrent à Anvers ? D’après ce que j’ai entendu dire, les mois de mars et avril ont été calmes mais en mai, les ventes sont reparties. 

Je ne sais pas. Tout simplement parce que le bureau diamantaire est séparé du AWDC. Nous n’avons pas accès aux données du bureau pour des raisons de confidentialité.

Les seules informations que nous avons viennent du bouche-à-oreille. Les gens sont très discrets à propos de ce qu’ils font car ils ne savent pas ce que leur réserve l’avenir.

Je sais que les expéditions prennent beaucoup de temps. Mais c’est la même chose à tous les niveaux en ce moment. Tout doit être vérifié trois fois. Certaines sociétés se montrent très prudentes dans leurs décisions, étant donné les incertitudes.

Peut-on dire que vous avez été critiqué en raison de votre position ? Cela a-t-il été difficile ?

Je crois que vous vous trompez. Si vous rassemblez toutes les pièces du puzzle, je ne pense pas que nous défendions une position difficile, dans le sens où l’on ne crée pas une solution avec des sanctions, on crée simplement plus de complications. Je n’ai aucun problème à défendre la position d’Anvers.

Et pourtant, votre position a suscité de nombreuses réactions négatives de la part de la presse locale.

Vous les considérez négatives ? Je les juge inquisitrices.

Alors je suis inquisiteur moi aussi.

C’est ainsi que cela doit être, Rob.

Source JCK Online