Les nouveaux prêts devront être à 100 % garantis par des actifs, avec de la transparence et une provenance attestée dans le flux des marchandises et des fonds

Aruna Gaitonde

Après avoir fourni à l’industrie des diamants et des bijoux un financement en tant que banquier pendant de nombreuses années, Erik A. Jens considère qu’il existe désormais une opportunité, alors que de nombreuses banques se retirent du secteur.[:] Il étudie les possibilités de mettre sur pied une société de financement ciblée sur les « solutions financières » pour le secteur de l’art et des bijoux.

Toutefois, Erik Jens croit fermement que le financement doit être garanti par des actifs. Il considère également que les solutions seront technologiques, à la différence des pratiques actuelles reposant uniquement sur des créances papier. Cette idée est à l’origine du lancement d’une société fintech (de technologie financière) appelée LuxuryFintech.

Erik Jens, ancien responsable mondial des clients joailliers et diamantaires pour AMRO BANK N.V. affiche une vaste expérience professionnelle de la banque, de la finance et de l’investissement. Il est spécialisé dans les solutions de gestion de patrimoine privé et les investissements dans des fonds de couverture, des titres privés et l’immobilier. Il a également été directeur/conseiller pour divers fonds de couverture et fonds privés chez Fortis, ensuite devenue ABN Amro.

Erik Jens a également occupé plusieurs postes de direction supérieure chez Fortis MeesPierson, dans les services de la banque et de l’investissement aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse, dans les Antilles néerlandaises, en Irlande, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Asie.

Dans cet entretien avec Rough & Polished, Erik Jens évoque les difficultés actuelles de l’industrie mondiale des diamants et des bijoux et propose des solutions aux problèmes de financement et de liquidités que rencontre cette industrie déstabilisée.

À l’heure actuelle, les membres de l’industrie prétendent qu’il existe une crise financière et que les banques se retirent de ce secteur. La situation semble plus grave que jamais, les défauts de paiement et les problèmes de liquidités freinent la croissance de l’industrie. Que pouvez-vous nous dire sur l’état actuel de l’industrie mondiale des diamants et des bijoux ?

Tout d’abord, je ne pense pas qu’il existe de crise financière globale dans l’industrie des diamants et des bijoux. Les sociétés qui disposent d’une bonne stratégie, d’un plan de croissance et d’une identité de marque plus forte ont globalement accès à des liquidités. Et ce n’est pas le cas uniquement pour les grosses structures, les petites entreprises sont également concernées. Ceci dit, il est vrai que sur certains marchés, on constate un manque temporaire de liquidités…

Mais je considère cela comme un atout dans la quête d’une meilleure bancabilité des acteurs de l’industrie. Comme dans n’importe quel autre secteur, comme auparavant l’immobilier et la technologie, la course à l’argent facile est terminée. La bulle du sur-financement arrive à son terme. C’est très sain. La deuxième tendance que je constate, c’est que les nouveaux arrivants dans le financement de l’industrie des diamants et des bijoux ne font confiance qu’aux grosses sociétés, pour des montants importants, par exemple un minimum de 150 millions de dollars. Cela représente donc une difficulté pour les petites et moyennes entreprises, pour cette partie du marché. Et pas uniquement pour le financement, mais aussi au moment d’ouvrir des comptes bancaires pour payer, en raison notamment de réglementations resserrées sur la conformité. Et malheureusement, même de très bonnes sociétés, qui respectent toutes les réglementations, essuient des refus car les banques et les législateurs considèrent que le secteur porte un risque élevé/accru. Alors pourquoi s’inquiéter de répartir les rares fonds du bilan ? C’est une question fréquente avec ces institutions. Dans l’ensemble, tous les exposés sur la crise financière dans le secteur des diamants et des bijoux doivent être quelque peu nuancés.

Étant donné l’environnement actuel, est-il possible que des banquiers et des acteurs de la filière intermédiaire étudient des moyens de gérer ensemble la situation économique/réglementaire de l’industrie en pleine évolution pour assurer sa croissance à venir ? Qu’en pensez-vous ?

C’est une très bonne question à laquelle je répondrais oui, absolument. Cette industrie est réputée pour avoir engagé des efforts énormes en termes d’autorégulation. Regardez par exemple les procédures du KP depuis 2003. Sont-elles parfaites ? Non, mais elles représentent une base sur laquelle s’appuyer pour continuer. Il en va de même pour toutes les directives provenant d’institutions comme la CIBJO, le RJC, le WDC, la WFDB par exemple et bien sûr des organisations commerciales locales comme le DMCC, le AWDC, le GJEPC, l’USJC, etc. N’oublions pas tous les efforts entrepris dans le secteur autour de la Blockchain. Pensez à Tracr, à TrustChain et aux récentes communications de Gubelin, du GIA et d’autres.

Aucune autre industrie ne travaille autant pour établir des références visant à apporter davantage de transparence et d’autorégulation. Un dialogue concerté avec les Nations unies, l’OCDE et les ONG est également essentiel. Je sais que les banques et les institutions financières observent aussi ces efforts et en tiennent compte pour établir leurs compromis stratégiques et leurs processus de gestion du risque et du crédit. La transparence et l’innovation sont tout aussi importantes que la bancabilité et le développement durable.

La plate-forme MyKYCBank du Gem & Jewellery Export Promotion Council indien (GJEPC) est en cours d’acceptation partout dans le monde pour les procédures KYC. Récemment, c’est la bourse diamantaire de Dubaï qui a rejoint MyKYCBank. Que pensez-vous de cette plate-forme ?

Comme je l’ai indiqué, il s’agit en fait d’efforts considérables et sans précédents. Je pense que le AWDC a également adapté la plate-forme MyKYCBank il y a quelque temps, étant l’un des premiers utilisateurs. Alors, ce sont encore de bonnes nouvelles ! Ceci dit, bien sûr elle existe, mais est-elle « active » ? C’est-à-dire acceptée et adoptée par les participants du marché ? Quel est le modèle à utiliser pour garantir la conformité, autrement dit le filtrage et la surveillance, et, dans le pire des cas, des processus de dénonciation et d’exclusion des auteurs d’abus et d’actes frauduleux dans l’industrie ? À ce niveau, le cadre légal est très complexe.

Il s’est dit récemment que de nouveaux prêteurs sont entrés sur scène pour remplacer les banques qui se sont retirées du secteur diamantaire. Même si les banques prétendent qu’elles contrôlent les emprunteurs de l’industrie diamantaire bien plus attentivement aujourd’hui, pensez-vous que des sociétés ou institutions financières privées trouveront leur place dans ce secteur ? Quelle est votre position ?

Bien sûr, j’ai déjà indiqué qu’il y avait de nouveaux acteurs. Sachez toutefois que ces acteurs, des institutions financières, viennent principalement des États-Unis. Ils ne sont intéressés que par les gros poissons. Alors, de nouveau, que fait-on des PME traditionnelles ? Les nouveaux investisseurs financiers ne cherchent que le rendement. Et il est certain que le secteur des diamants et des bijoux est capable d’en produire pour l’instant mais d’autres secteurs feront bientôt de même si la hausse des taux d’intérêt se poursuit. Après tout, un « haut rendement » sera alors un principe relatif. De plus, je me demande si ces investisseurs sont prêts à envisager le secteur sur le long terme, comme l’ont fait certaines banques diamantaires, ou s’ils ne sont qu’opportunistes, avec tout le respect que je leur dois.

Sur diverses plates-formes dans le monde, les difficultés financières rencontrées par le secteur diamantaire mondial font l’objet de discussions depuis des années. Des formes de crédit ou des financements alternatifs ont été envisagés. Y a-t-il des progrès dans ce domaine ?

En effet mais à chaque fois, la même histoire se répète. Le secteur des diamants et des bijoux accuse les banques et vice versa. Il faut sortir de cette impasse. Des technologies modernes, comme la Blockchain par exemple, offrent de formidables opportunités dans ce domaine. Je crois aussi, par exemple, dans la formalisation, grâce à une plate-forme technologique, des prêts entre homologues, chose courante dans l’industrie. De nouveau, on pense au financement garanti par des actifs, comme dans d’autres industries. Il va falloir se préparer à cette nouvelle ère en sortant des sentiers battus, je dirais, et agir plutôt que de se contenter de parler des problèmes dans les nombreux congrès de l’industrie.

En tant qu’ancien banquier, avec une expérience de responsable mondial des services pour les clients des diamants et des bijoux, et alors que vous envisagez des opportunités avec une fintech, selon vous, quelles seront les différences dans la façon dont les sociétés financières vont aborder l’industrie des diamants et des bijoux par rapport aux banques de prêt actuelles ?

La principale différence tiendra au fait que les nouveaux prêts devront être à 100 % garantis par des actifs, avec de la transparence et une provenance attestée dans le flux des marchandises et des fonds, ainsi que chez les acteurs sous-jacents et leurs homologues. Il faut rendre le système étanche et moderne. Éliminer tous les risques de fausses factures, d’allers-retours, de retours de marchandises sans déclaration, etc. La technologie va permettre cela mais la culture est encore plus importante… faire les choses justes, correctement. Ainsi, le financement des stocks, par exemple, pourrait produire un effet de levier sur de l’argent pour ainsi dire « mort », entreposé dans les coffres-forts. Des perspectives numériques rapides, des expéditions rapides, des facturations rapides, tout cela est possible. Il en va de même pour le brut, avec l’ouverture du financement du suivi par Blockchain. Est-ce que la Blockchain est parfaite ? Non, c’est un mouvement, un processus, c’est aussi une base solide pour changer la structure de financement du secteur.

Finalement, étant donné le fardeau imposé aux diamantaires, ils doivent gérer leur entreprise en pleine conformité avec les exigences réglementaires et améliorer leur profil de risque pour accéder au financement. Une industrie professionnelle (corporatisée) et transparente renforcerait sa bancabilité. Des organisations commerciales comme les bourses diamantaires peuvent-elles aider les acteurs de l’industrie à cet égard ? Qu’en pensez-vous ?

C’est certain et, comme je l’ai dit, leurs efforts sont formidables. Toutefois, les efforts sont une chose, leur mise en application en est une autre. Les nouvelles règles et réglementations ne changent pas une industrie, à la différence d’une nouvelle culture. Je pense aussi qu’il y a une forte polarisation. Les organisations devraient être prêtes à bien mieux coopérer et à dépasser certains egos individuels. La main gauche ne sait pas ce que fait la main droite, ce qui est très perturbant pour les régulateurs, les ONG et des organisations comme l’OCDE et les Nations unies.

En tant qu’industrie, nous ne communiquons pas d’une même voix. Nous envoyons des signaux mitigés. Il nous faut aussi du sang neuf, que la nouvelle génération de l’industrie change la culture, qu’elle le fasse vraiment. J’ai suggéré par exemple de cartographier tous les efforts de l’industrie et ses initiatives pour un avenir plus durable et transparent, en les comparant aux 17 objectifs de développement durable des Nations unies et à leurs critères sous-jacents. Pourquoi ne pas simplement faire cela ? Peut-être même avec des outils d’intelligence artificielle comme IBM Watson, pour obtenir des analyses impartiales ? Je suis certain que tout le monde serait époustouflé par ce qui se passe en la matière dans l’industrie. C’est unique, incomparable à aucune autre industrie. Comparons aussi ce que d’autres industries à haut risque ou à risque accru réalisent, par exemple le cuir, les vêtements, etc.

Une fois de plus, de votre avis d’ancien banquier, quelles sont les lacunes que les sociétés exploitent pour cumuler du crédit bancaire ? Comment les banques prêteuses devraient-elles l’aborder selon vous ? Les garanties sont-elles suffisantes pour garder le contrôle sur les sociétés qui n’arrivent pas à rembourser leurs dettes et se montrent défaillantes ?

Eh bien, nous avons lu dans les journaux récemment ce qui a de nouveau posé problème. N’oublions pas non plus qu’il existe de la fraude et des manquements dans tous les secteurs. Il faut donc regarder vers l’avenir et non vers le passé. À ce titre, je ne sais pas pourquoi le secteur des diamants et des bijoux est toujours mis en avant à ce sujet et pourquoi l’industrie communique souvent vers l’extérieur à propos des problèmes, plutôt qu’à propos des solutions. Cela ralentit le nécessaire changement de culture. La réponse est double : des produits de financement garantis par des actifs soutenus par la technologie plus un changement culturel et une volonté d’innover, de se montrer durables et transparents… pour devenir ainsi un secteur comme tous les autres.

Pour finir, pouvez-vous nous donner davantage d’informations sur votre société LuxuryFintech et sur ses activités ? Travaillez-vous pour différentes industries du secteur du luxe ? Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Je rêve de développer une société fintech ciblée sur le secteur du luxe, sur l’art et la joaillerie en particulier. LuxuryFintech est un concept, cherchant à développer une opportunité unique de faire entrer une entreprise de technologie financière évolutive dans l’industrie de l’art et de la joaillerie, grâce à des applications technologiques créant des solutions de financement garanties par des actifs.

Comme je l’ai indiqué, nous manquons d’institutions financières dédiées dans l’industrie de la joaillerie et, parallèlement, les grands financiers font marche arrière. Par conséquent, et je ne cesserai de le répéter, les concepts de financements basés sur la technologie vont créer de nouvelles opportunités d’obtenir des prêts garantis à 100 % par des actifs, comme le financement des stocks et des créances, ainsi que des prêts innovants entre homologues, avec peut-être des solutions à base de devise numérique.

L’arrivée récente des applications Blockchain dans l’industrie de la joaillerie constitue une base solide pour développer des solutions de financement transparentes, tout en réduisant le risque sur le crédit et la réputation. De nouveaux produits similaires peuvent être développés pour l’industrie de l’art, afin de compléter les prêts pour les enchères, les garanties et les devises numériques, car les industries de l’art et de la joaillerie s’entrecroisent et présentent des cultures et des liens similaires. Au vu de toutes les conversations positives que j’ai eues par le passé avec des acteurs impliqués, je pressens que des membres importants de l’industrie de la joaillerie et des personnes au sein de l’industrie des arts vont adopter une telle initiative. Certains sites asiatiques et européens proposent de bonnes conditions pour des démarches de ce type, avec des offres attrayantes et compétitives sur le plan économique et financier. Mais comme je l’ai dit, il s’agit d’un concept, à une étape précoce de son développement. Il y a toutefois des financiers intéressés et il est temps maintenant de rassembler toutes les pièces du puzzle.

Source Rough&Polished