La désindustrialisation diamantaire

Elena Levina

Les analystes sont unanimes : le bien-être commun s’est accru ces dernières années partout dans le monde. Ils affirment que, s’il en est bien ainsi, la demande de bijoux augmente aussi. Parallèlement, la consommation et les prix des diamants baissent inexorablement depuis quelques années.[:] Toutefois, le marché des biens de luxe, bijoux compris, n’affiche aucune baisse significative et se maintient au même niveau, année après année.

Si la demande de bijoux augmente vraiment, en faveur de quoi les diamants sont-ils détrônés ?

Pendant longtemps, nous avons sondé avec passion le marché des diamants synthétiques et son marketing agressif. Ce faisant, nous avons perdu de vue un autre marché intéressant, celui des pierres de couleur qui, alors même qu’il paraît rester dans l’ombre, fait pourtant l’objet d’une croissance rapide. L’émergence de ce nouvel acteur fort sur le marché des bijoux rend la situation globale encore plus complexe et perturbante.

Les couleurs en vogue

Les pierres de couleur sont connues dans le monde depuis des centaines, voire des milliers d’années. Rubis, saphirs et émeraudes ont paré les couronnes de nombreux anciens souverains et avaient tout autant de chances de devenir extrêmement populaires. Mais les diamants, avec la campagne « A Diamond is Forever », ont devancé tout le monde. Pendant longtemps, cette industrie minière ne connaissait aucune perspective de développement à grande échelle : les grands gisements de pierres de couleur se trouvaient dans des pays africains où les risques politiques étaient majeurs au XXe siècle (sans compter le risque d’y laisser sa vie). Parallèlement, la vaste campagne marketing lancée par la De Beers ne laissait que peu de chances de rentabilité grâce aux ventes.

Toutefois, les risques politiques se sont amenuisés, les technologies minières ont fait un pas en avant et le marketing des diamants, qui présentait son produit comme une valeur éternelle, a été suspendu de façon tout à fait « opportune ». Cela a contribué à faire émerger plusieurs acteurs au cours des années 2000, acteurs aujourd’hui très prospères dans l’extraction minière et la vente de pierres de couleur. Le plus important d’entre eux, Gemfields, a récemment publié ses résultats pour l’année 2016, avec les prix de ses marchandises.

Évolution des prix des pierres entre 2010 et 2016 :

analyt_30012017(Source – Rapport annuel Gemfields pour 2016).

D’après le graphique qui précède, les prix des pierres de couleur ont été multipliés par 3,5 en quelques années seulement. À quand remonte la dernière fois où les prix des diamants ont été multipliés par 3 (ou plutôt ont augmenté d’au moins 30 %) ?

Gemfields désigne ce modèle d’activité sous le terme « mine et marché ». La société extrait des pierres et investit de manière ciblée dans le marketing, créant ainsi de la demande pour ses marchandises sur un marché relativement « vide ». La campagne marketing aborde tous les cas de figure : des stars d’Hollywood parées de bijoux étincelants posent avec complaisance sur le tapis rouge tandis que des blogueurs et blogueuses réputés enregistrent des vidéos pour les réseaux sociaux. Les pierres de couleur se positionnent sur tous les segments de marché en même temps : aussi bien en tant que bijoux de tous les jours que comme cadeaux de fiançailles (à cette fin, vient d’être lancée une campagne marketing distincte, Say Yes in Color). Si l’on en juge par le graphique des prix ci-dessus, ce type d’opération donne d’excellents résultats.

La presse professionnelle recueille les commentaires des personnes aisées qui achètent des bijoux sertis de rubis et de saphirs et reprend les paroles de certaines femmes, heureuses de pouvoir enfin s’offrir de gros bijoux de couleur, sans avoir besoin de gardes du corps.

Les pierres de couleur sont clairement moins chères que les diamants. Et si leur faible prix satisfait jusqu’aux plus riches, imaginez la réaction de la grande majorité des consommateurs. Le prix d’une bague Riviera Pave en or blanc 18k sur le site Internet du détaillant en ligne bien connu Blue Nile varie du simple au double, selon qu’elle est sertie de diamants ou de pierres de couleur. On trouve une bague en diamants coûtant 980 dollars. Un modèle absolument similaire serti de rubis se vend 695 dollars ou 550 dollars s’il est serti de saphirs et 475 dollars pour des améthystes.

Nous l’indiquions dans l’une de nos précédentes études, les consommateurs considèrent que la conception et le prix sont les critères les plus importants lorsqu’ils choisissent un bijou. Peu leur importe de savoir s’il s’agisse d’une pierre naturelle ou quel est son pays d’origine. Pour moitié prix, les acheteurs d’un bijou avec une pierre de couleur profitent d’une vaste sélection de couleurs et de teintes, capables de mettre en avant leur singularité. Cette option peut aussi être très attractive pour la génération Y qui aspire à posséder des articles particuliers, différents des autres, dans tous les domaines.

Toujours plus n’est pas toujours mieux

Avoir à disposition une vaste gamme de produits est probablement un atout pour le consommateur. Mais cela n’est pas de bon augure pour les producteurs : le montant total que les consommateurs sont prêts à dépenser pour des bijoux reste le même mais il doit être divisé entre un plus grand nombre d’acteurs sur le marché.

Le problème n’est pas une simple perte de revenus. L’émergence de produits alternatifs, différents les uns des autres, peut naturellement entraîner une fragmentation du marché, non seulement du fait du prix mais également de facteurs « idéologiques ». Prenez par exemple le marché des smartphones. Vous y trouvez des adeptes d’Apple qui choisissent cette marque pour son statut et son design. Il y a les fans de Samsung, qui apprécient son matériel plus puissant et les très nombreux logiciels hautement personnalisables. Et puis il y a un marché pour « tous les autres smartphones », vendus en grandes quantités, souvent à bas prix, et les noms de leurs fabricants sont généralement inconnus de la plupart des gens.

Il pourrait bien se passer la même chose sur le marché des bijoux. Bien entendu, les diamants ne vont pas disparaître… mais ils ne subsisteront que comme un produit d’élite réservés aux personnes très aisées ou aux véritables afficionados, prêts à dépenser n’importe quelle somme pour obtenir leur objet fétiche. La plupart des gens continueront probablement à faire le lien entre diamants et fiançailles, considérant qu’il s’agit de la pierre la plus chère. En réalité, ils achèteront des bijoux plus adaptés à leurs revenus et des bagues n’exigeant pas six mois d’économies.

Le marché des bijoux bon marché est divisé en deux parties. La première est pour ceux qui préfèrent des bijoux individualisés, étincelants, parés de pierres de couleur. La deuxième, celle des diamants synthétiques, est réservée à ceux qui aiment les diamants ainsi qu’à ceux qui se sentent concernés par les questions environnementales et les violations des droits de l’homme. Pour ceux qui n’ont pas suffisamment d’argent pour de tels bijoux, il reste toujours la moissanite, le zircon synthétique ou les cristaux Swarovski.

Ceci dit, il faut savoir que la dégradation de la situation ne lèsera que les sociétés d’extraction minière de diamants. Peu importe pour les fabricants de diamants qu’ils taillent des diamants synthétiques, des pierres de couleur ou des diamants naturels, leur technologie de production ne change pas. Les joailliers se moquent de savoir ce qui sera serti sur la bague si le produit attire la clientèle. De toute façon, les détaillants de bijoux préfèrent aujourd’hui éviter la stratégie du produit unique et leurs assortiments sont composés de bijoux de différents types et caractéristiques.

Pourtant, les producteurs de diamants pourraient se retrouver dans une situation très délicate. Si les diamants naturels deviennent un produit d’élite destiné aux consommateurs aisés, il ne sera plus nécessaire d’extraire 130 millions de carats de diamants dans le monde pour satisfaire cette demande.

La question est de taille : le monde aura-t-il besoin de 5 millions de carats ou cette quantité sera-t-elle même trop élevée ?

Le segment haut-de-gamme utilise depuis longtemps des diamants de grande qualité, à partir de un carat. La part de ces diamants dans la production de n’importe quel minier ne dépasse pas 10 %. Et il n’existe aucun indice sur le corps de minerai d’un gisement diamantaire qui laisse deviner où se trouve un diamant de deux carats sans défaut et où on ne trouvera que du bort de peu d’intérêt. Quoi qu’il en soit, il faudra extraire et récupérer tout ce qui se trouve dans le minerai, puis vendre les diamants de qualité médiocre à un prix proche de celui des synthétiques… on pourrait ajouter une petite marge en raison de leur origine naturelle.

C’en est fini des millions de carats du segment haut-de-gamme. Quant à la centaine de millions de carats restants – petits et sombres ou avec des inclusions, typiques actuellement du marché de masse – ils seront simplement superflus. Il n’y aura donc plus besoin d’opérations industrielles pour les extraire, y compris les puits ouverts et les mines souterraines. En fait, pour répondre à la demande du segment haut-de-gamme, il suffira de disposer de gisements alluviaux, d’autant plus que ces diamants sont généralement de bonne qualité. Pour les développer, quelques centaines de personnes réparties dans le monde seront suffisantes, en lieu et place des centaines de milliers employées actuellement.

Ces 100 dernières années, l’extraction minière des diamants a développé des technologies industrielles, pour devenir l’une des branches les plus scientifiques de l’économie. Elle a appris à trouver des gisements situés bien en dessous de la surface terrestre et à extraire des diamants à une profondeur d’au moins 900 mètres au moindre coût. Elle a étudié les propriétés des diamants pour valoriser le minerai sans utiliser de produits chimiques lourds. Ce que craignaient le plus les travailleurs de cette industrie, c’était qu’avec le développement technologique, leurs postes soient un jour remplacés par des machines, comme des camions commandés à distance, par exemple. Or, aujourd’hui, les technologies de production de pierres synthétiques et améliorées, et la promotion agressive de marchandises alternatives, mettent toute l’industrie diamantaire sous la menace de ce qui ressemble trait pour trait à une véritable désindustrialisation.

Source Rough&Polished