De Beers a-t-elle cracké le code du diamant de « commerce équitable » ?

Rob Bates

Il y a quinze ans, je me suis rendu en Sierra Leone pour une mission organisée par Martin Rapaport. Celle-ci a eu lieu juste avant la sortie du film Blood Diamond, avec Leonardo DiCaprio. Les habitants du pays craignaient que le film ne fasse du tort à une économie déjà fragile – et en particulier à son industrie diamantaire qui emploie 300 000 à 400 000 personnes.

Martin Rapaport avait toutefois trouvé une solution : les diamants issus du commerce équitable, Fair Trade. Comme je l’écrivais à l’époque :

Pour être admisse dans Fair Trade, une pierre doit avoir été extraite sous certaines conditions : les creuseurs doivent avoir perçu un salaire décent, un prix « équitable » doit avoir été payé pour leurs pierres et 5 % des bénéfices doivent être réinvestis dans la communauté pour bâtir des écoles, des routes et des hôpitaux. Ces conditions seraient strictement surveillées par des experts extérieurs.

Cela coûterait un peu d’argent mais Martin Rapaport insistait sur le fait que ce serait les consommateurs qui paieraient. « Je sais que cela paraît fou, explique-t-il, mais si nous expliquons aux consommateurs que ces diamants rendront le monde un peu meilleur, il y a des femmes riches en Californie qui seront prêtes à mettre plus d’argent pour en acheter. » En réalité, d’après ses calculs, ces diamants pourraient bénéficier d’un premium de 20 %. Ainsi, les diamants de Sierra Leone seraient plus chers que d’autres. « Si nous faisant cela, tout le monde recevra des bénéfices supérieurs, affirme-t-il. Il n’est pas nécessaire d’être un idéaliste. Rien ne vous empêche de vous intéresser aux diamants Fair Trade si vous êtes avide et cupide ! »

Depuis, de nombreux produits, allant de l’or Fairmined aux pierres Moyo, ont appliqué cette formule : ils améliorent les conditions des travailleurs du secteur de l’extraction artisanale et à petite échelle (ASM), atténuent l’empreinte écologique de la mine, investissent dans la communauté locale et vendent le projet en résultant comme un produit socialement engagé, parfois avec un premium.

Mais ce modèle n’a pas vraiment pu être appliqué aux diamants, malgré de nombreuses tentatives, chapeautées par Martin Rapaport et même par le gouvernement américain.

Aujourd’hui, De Beers considère qu’elle a peut-être créé une faille dans le code. Son programme GemFair, qui a été lancé en 2018 en Sierra Leone, suit majoritairement les règles du commerce équitable. Il oblige les mines à suivre une longue liste de normes en matière de droits de l’homme, du travail et de l’environnement.

Son business model est toutefois complètement différent.

Les premiers plis de brut de GemFair ont été vendus le 30 septembre lors d’enchères à Singapour, parallèlement à la production habituelle de De Beers. Même si les acheteurs sont autorisés à vendre ces pierres en leur associant l’histoire GemFair – à condition qu’elles soient suivies et tracées –, ils n’ont pas l’obligation de le faire. En réalité, GemFair n’a pas l’ambition réelle de devenir une marque. Les pierres pourront alors être vendues sous une forme taillée ordinaire, au risque de ne pas générer de premium. (Les résultats des enchères n’étaient pas disponibles à l’heure où nous publiions.)

De plus, Fairmined et Moyo sont gérés par des organismes à but non lucratif et les commanditaires concèdent que les marques risquent de ne jamais gagner d’argent. De Beers est une entreprise et elle entend que ce programme soit rentable.

Mais même si l’approche de GemFair est particulière, elle est plus avancée que la plupart des autres. Actuellement, plus de 150 sites miniers sont inscrits au programme et chacun dispose de 10 à 25 mineurs travaillant sur place. (Cela signifie que le programme comporte 2 250 bénéficiaires directs et 13 500 bénéficiaires indirects si l’on compte les membres des familles.)

Feriel Zerouki, la vice-présidente senior de De Beers pour les affaires d’entreprise, qui dirige GemFair, affirme que le programme a beaucoup appris sur le marché diamantaire de Sierra Leone ces trois dernières années.

« Nous pensions qu’en travaillant avec des mineurs artisans, en relevant les standards et en donnant des incitations avec une juste valeur pour le produit, en proposant des formations, des enseignements et des évaluations, les mineurs viendraient à nous, explique-t-elle. Nous avons vite compris que cette hypothèse était fausse. »

Ce que les creuseurs souhaitaient le plus – peut-être logiquement –, c’était la sécurité financière, à savoir un salaire régulier.

En règle générale, le salaire provient d’un « parrain » – qui donne au mineur un salaire régulier (même d’un faible montant), ainsi que des repas, puis récupère toutes les pierres découvertes (même si les mineurs reçoivent souvent une partie des bénéfices). D’autres modèles impliquent de meilleurs salaires pour les mineurs mais une prime plus faible en cas de découverte de pierres.

De Beers s’essaye à un troisième modèle, appelé « accord d’achat à terme », par lequel les mineurs reçoivent une avance de paiement pour ce qu’ils ont prévu de trouver. « Notre objectif est de créer une solution gagnant-gagnant entre le mineur et GemFair, grâce à laquelle le mineur reçoit un financement et GemFair peut avoir un effet positif sur l’amélioration des pratiques de travail et de commerce des mineurs participants », explique Feriel Zerouki.

Même si la réaction à ce modèle a été positive, un test à plus grande échelle a dû être mis en suspens en raison de la Covid-19. Pourtant, dans la majeure partie des cas, De Beers ne paye pas les travailleurs. Elle se contente d’acheter les marchandises aux mines ayant fait l’objet d’un audit et qui respectent les références GemFair. Par ailleurs, après un nouveau changement de procédure, les mineurs sont maintenant libres de vendre leurs marchandises à d’autres acteurs.

Ce qui soulève une autre question. Par le passé, des acheteurs mieux établis dans des pays comme la Sierra Leone ont évincé les nouveaux venus en proposant temporairement de meilleurs prix, puis en rétablissant les niveaux précédents une fois le concurrent mis à l’écart. (Cela a posé problème pour le projet Just Gold d’Impact en République démocratique du Congo.)

Feriel Zerouki affirme que GemFair s’est engagée à acheter les diamants à un « prix équitable », conforme au code tarifaire international de De Beers, qui pourrait ne pas toujours atteindre les montants proposés par d’autres acheteurs.

« Les mineurs ne communiquent pas le prix qu’ils reçoivent des autres acheteurs, c’est donc difficile à dire, explique Feriel Zerouki. Parfois, un mineur entre dans notre bureau d’achat et n’accepte pas notre offre, probablement parce qu’il a négocié un prix plus élevé avant la vente avec ses creuseurs. Certains ne reviennent pas au bureau, ce qui laisse penser qu’ils ont bénéficié d’un prix supérieur ailleurs. »

« Des rumeurs circulent selon lesquelles d’autres négociants pourraient, à l’occasion, surestimer des pierres de faible valeur pour s’assurer la fidélité du mineur, de sorte que, lorsqu’ils vendent une pierre de grande valeur, ils puissent alors la sous-évaluer, ajoute-t-elle. Chez GemFair, nous appliquons une tarification homogène et il est rare que les mineurs refusent notre offre. »

N’importe quel projet de « commerce équitable » nécessite un investissement dans la communauté locale. Feriel Zerouki est ainsi particulièrement fière de la façon dont De Beers a soutenu la Sierra Leone pendant le confinement de la Covid19 : elle a distribué des repas réguliers aux mineurs se retrouvant brusquement sans travail et a aidé à transformer des zones minières en fermes afin de produire une nourriture plus que nécessaire.

Pourtant, comme nous l’avons mentionné, GemFair n’est pas une œuvre caritative. Son objectif est d’être indépendante financièrement. Même si De Beers a dû engager de l’argent pour établir les besoins des mineurs et développer une solution de suivi technologique, ces montants n’ont rien à voir avec les coûts de construction d’une mine diamantaire industrielle à grande échelle. Et même si des ateliers sont créés dans d’autres pays, GemFair ne devrait jamais produire autant que la plupart des mines de diamants.

« L’ensemble du secteur ASM représente environ 5 % en valeur de la production mondiale. Il faudrait donc que GemFair achète une part très élevée de la production mondiale pour que cela fasse une différence significative sur le résultat de De Beers », explique Feriel Zerouki.

« Quoi qu’il en soit, ce n’est pas notre objectif. Nous voulons que GemFair réussisse seule et aide à formaliser le secteur ASM au profit de ceux qui y travaillent, ainsi que de l’industrie dans son ensemble. »

Comme le nombre de ces projets se multiplie, le modèle de GemFair pourrait être étudié de près. Mais il serait ironique que la solution pour les diamants Fair Trade consiste à ne pas les vendre sous l’étiquette du commerce équitable.

Source JCK Online


Photo © De Beers.