Comment la De Beers est passée du statut de star à celui de souffre-douleur

Rob Bates

Voici résumée, en quelques phrases, la façon dont les choses changent rapidement dans l’industrie diamantaire.

En mars 2014, Mark Cutifani, le PDG d’Anglo American, qui occupait alors son poste depuis un an, a publiquement affirmé que sa société avait trop déboursé pour l’achat de la De Beers en 2011. [:]« L’acquisition ne donne pas les résultats que nous attendions », a-t-il déclaré, ajoutant qu’il voulait que la De Beers produise 15 % de rendement sur les capitaux investis.

– À la fin 2014, le malaise sur le secteur des matières premières avait porté un coup majeur à Anglo, qui annonçait une perte de 2,51 milliards de dollars pour l’année. Mais la De Beers était, comme l’ont indiqué d’innombrables titres dans les médias, le fleuron du groupe. Ses bénéfices ont bondi de 33 % et la société était le deuxième plus gros contributeur aux bénéfices d’Anglo cette année-là. Elle a même atteint le chiffre magique de 15 % de rendement sur les capitaux investis, éclipsant tout le reste d’Anglo. Au début de l’année 2015, les dirigeants prévoyaient de nouvelles augmentations des prix du brut, une fois que « l’indigestion » aurait disparu de la filière.

Nous sommes désormais fin 2015 et les bases de l’industrie diamantaire s’effondrent. L’analyste Chaim Even-Zohar estime que le chiffre d’affaires du second semestre de la De Beers s’établira entre 1,2 milliard et 1,3 milliard de dollars, un plus bas depuis 30 ans. Au cours des 40 dernières années de l’histoire des diamants, on n’a jamais constaté une telle chute entre le chiffre d’affaires du premier semestre et celui du second semestre, affirme-t-il.

Au cours de la semaine du 23 novembre, Martin Rapaport a envoyé un e-mail groupé, exhortant Philippe Mellier, PDG de la De Beers – le premier acteur de l’extérieur à diriger la société –, à démissionner. Il a même suggéré de passer par-dessus Philippe Mellier et d’envoyer un e-mail à Mark Cutifani. Il a également demandé aux lecteurs de lui faire connaître leur « situation intolérable en matière de bénéfices et de liquidités sur le marché diamantaire ».

Comment tout cela a-t-il pu arriver ?

Le coupable évident est la situation économique en Asie et une économie mondiale globalement morose. Mais avec des bénéfices sous pression et les problèmes constants de financement bancaire (ainsi que plusieurs sociétés gravement surendettées), le marché n’a pas pu encaisser le coup, comme il l’aurait fait normalement. En effet, les résultats étincelants de la De Beers et les entreprises de certains grands acteurs reposaient sur des sables mouvants.

Sous l’égide de Monsieur Mellier, la société s’est comportée différemment de ce à quoi l’industrie était habituée. Certains sightholders ont semblé croire que s’ils parvenaient à la convaincre qu’ils étaient dans une mauvaise passe, qu’ils ne criaient pas au loup, les bénéfices reviendraient. Mais étant donné toutes les pressions de la part d’Anglo et de ses partenaires producteurs, la De Beers n’avait que peu d’intérêt à cesser de pressuriser les marges de ses clients, tant qu’ils continuaient à acheter. En outre, comme l’explique Martin Rapaport, plusieurs sociétés agissaient aussi pour leur compte, en augmentant le financement bancaire plutôt que les bénéfices. Aucune de ces stratégies n’était soutenable.

En janvier, Philippe Mellier a accordé un entretien au JCK, dans lequel il faisait preuve de désinvolture face aux bénéfices des sightholders. Ses commentaires n’étaient pas surprenants ; il avait déjà eu des propos semblables lors de réunions privées. Mais de les voir écrits noir sur blanc a secoué les clients. Lorsque, un mois plus tard, la De Beers a annoncé de formidables résultats, cela n’a fait que remuer le couteau dans la plaie. Mais même ainsi, il a fallu attendre l’été – et de nouveaux problèmes en Asie – pour voir apparaître une véritable révolte.

Tandis que la crise s’aggravait, la De Beers a farfouillé dans sa vieille boîte à outils pour soutenir le marché. Elle – aurait – proposé des offres spéciales sur certains articles, puis elle s’est mise à financer la publicité générique. Mais l’effet a été limité. L’industrie diamantaire fonctionne sur la confiance, qui s’est déjà évanouie.

Il y a beaucoup de discussions en ce moment pour savoir s’il faut stigmatiser la De Beers pour le bourbier actuel. Il est vrai que d’autres miniers ont augmenté leurs bénéfices aux dépens de leurs clients. En outre, comme l’a rappelé Philippe Mellier, mais peut-être de façon trop brusque, les acheteurs sont responsables de leurs choix et du prix qu’ils payent. Même ainsi, il est difficile de concevoir qu’une stratégie aboutisse au chiffre d’affaires semestriel le plus bas depuis 30 ans et entraîne les clients à la limite de la faillite. Bien sûr, le marché à des problèmes mais la De Beers doit faire avec l’industrie telle qu’elle est, et non telle qu’elle la souhaiterait. Une lecture plus précise du marché aurait peut-être pu éviter cela.

Au point où nous en sommes, cependant, les problèmes dépassent de loin le cas d’une seule société et d’une seule personne. Rien ne dit que les producteurs pourraient changer le cours des choses, même s’ils le voulaient. Un aspect frustrant de cette crise tient au fait qu’elle ne présente que peu de solutions évidentes.

Martin Rapaport et d’autres ont affirmé que les producteurs doivent baisser les prix du brut pour s’adapter à la faiblesse du marché. Cela pourrait encore arriver. Mais certains craignent qu’une baisse trop rapide entraîne des faillites, sans nécessairement améliorer la rentabilité des fabricants car les prix du taillé pourraient basculer avec eux. Le problème est également structurel. Le monde du retail est surpeuplé et concurrentiel et cela rogne les marges des boutiques. Les détaillants réduisent alors les bénéfices des fabricants, un autre segment en sur-capacité. Seuls les miniers, petit groupe encore privilégié, sont traditionnellement confrontés à une faible concurrence et à une pression minime sur les marges. Mais aujourd’hui, les problèmes de l’industrie les ont rattrapés.

Nous pourrions constater, une fois de plus, que l’industrie ne s’est jamais adaptée à la fin du monopole de la De Beers. Auparavant, le marché était stable ou les prix augmentaient. Pendant un temps, tout le monde pensait que la prévision de différentiel entre l’offre et la demande maintiendrait ce système. Mais la fin du système à canal unique et l’importance croissante des tenders ont introduit de la volatilité et l’industrie n’est pas équipée pour affronter cet aspect des choses.

Le plus grand espoir est que les fêtes seront solides et que les fabricants auront tellement besoin de brut que la demande connaîtra un pic en janvier. Pourtant, même si le marché se reprend – et étant donné la tournure effrayante que semble prendre le monde, cela est loin d’être certain –, nous ne savons pas si la confiance reviendra dans l’industrie. Les fabricants vont-ils se rassurer et imaginer que les miniers leur laisseront une part équitable ? Les banques auront-elles confiance dans le financement de l’industrie ? Les négociants se feront-ils mutuellement confiance, étant donné les annonces de faillites et les scandales incessants ?

Lorsque Philippe Mellier a accepté le poste de PDG, il a évoqué le besoin d’un leadership accru dans l’industrie et de plus de réflexion à long terme. Pourtant, ces deux aspects sont manifestement absents depuis quelques années, de trop nombreux acteurs paraissant peu concernés par les conséquences de leurs actions sur le reste de la filière. Nous avons récemment constaté des initiatives dans l’industrie pour augmenter la demande et stopper l’hémorragie. Il faudra peut-être encore longtemps avant que l’industrie n’émerge de ce bourbier qu’elle a largement contribué à créer.

Source JCK Online