Ce que les bijoutiers peuvent apprendre des géants du luxe

Harakh Mehta

 Les grandes marques ont démontré qu’il était possible d’éviter qu’un produit porte l’étiquette de « marchandise ».

Bernard Arnault, président de LVMH, est connu pour avoir déclaré : « Les biens de luxe sont les seuls produits qui permettent de faire des marges de luxe. » Cependant, que faut-il faire pour débarrasser un produit de son étiquette de « marchandise » et le positionner sans ambages comme un produit de luxe ? Et surtout, comment pouvons-nous appliquer cette démarche à l’industrie des diamants et des bijoux ?

Je me suis rendu à Paris récemment pour suivre un cours sur le luxe, cours dispensé sur invitation uniquement, durant lequel plusieurs représentants de grandes marques ont partagé des informations sur leurs compétences. J’ai appris que, derrière les images glamour et les superbes vitrines de cette industrie, se cache un écosystème robuste ancré dans la recherche de l’excellence et de la qualité.

Réservé à certains membres

« Il n’y a rien de mieux dans le monde du luxe que de créer quelque chose d’inaccessible », affirme Philip Vergeylen, l’un des intervenants du cours et l’homme à qui l’on doit le lancement de la carte Centurion d’American Express (la Black Card). Cette carte a d’abord existé sous forme de rumeur dans la presse américaine, qui en a fait un objet mythique et quasi-irréel. Mais après des années de recherches et d’efforts minutieux, American Express a transformé le mythe en réalité.

Quand la société a fini par proposer la Centurion à la fin des années 1990 – carte sur invitation uniquement –, la société a reçu d’innombrables appels de personnes du monde entier, qui souhaitaient soumettre leur candidature. American Express n’a pratiquement pas eu besoin de faire du marketing ; les informations sur la carte et sur ses avantages, en particulier sur le service de conciergerie, se sont répandues comme une traînée de poudre grâce au bouche à oreille. Aujourd’hui encore, l’adhésion est étroitement contrôlée par un processus secret. Il va sans dire que la Centurion reste un objet très convoité.

Philip Vergeylen attribue son succès au sein de la société à « une compréhension et une appréciation profondes du marché haut-de-gamme et très haut-de-gamme ». Lorsque Christian Dior a ouvert sa boutique à la fin des années 1940, il connaissait personnellement chacun de ses clients. Bien avant qu’Internet devienne omniprésent, certaines marques investissaient déjà considérablement dans l’étude des comportements, des goûts, des préférences et des habitudes de consommation de leur clientèle. Elles analysaient les résultats en détail et concevaient les expériences qui trouveraient un écho auprès de leurs clients. Qu’il s’agisse de leur donner un sentiment d’appartenance, d’accomplissement, ou simplement de renforcer leur estime de soi, ces marques ont mis en œuvre à la fois des micro-stratégies et des macro-stratégies : elles ont recueilli des commentaires et agi en conséquence. Elles ont ainsi été en mesure de prédire avec précision ce qui motivait et inspirait réellement les différents segments de consommateurs.

Une autre intervenante du cours, Leslie Serrero, directrice générale de Fendi France et Monaco, résume le tout en une phrase : « Le luxe est la capacité à faire rêver les gens. »

Qualité, qualité, qualité

La maison de haute-couture Hermès est réputée pour créer des produits qui résistent à l’épreuve du temps.

« Mon grand-père, Robert Dumas, qui était à l’époque président, affirmait fièrement qu’un objet de luxe est un objet qui se répare », raconte Guillaume de Seynes, membre de la sixième génération de la famille qui dirige la maison. En plus des designs distinctifs, l’insistance de la société à utiliser des matériaux de haute qualité et des techniques artisanales supérieures lui confère un sentiment d’authenticité.

Ne dépendant que peu, voire pas du tout de la sous-traitance, puisque la maison contrôle la vaste majorité de sa propre production, Hermès a mis au point plusieurs méthodes brevetées, dans un seul objectif : faire en sorte qu’un produit dure le plus longtemps possible. En avance sur son temps, Robert Dumas avait inculqué le développement durable à son entreprise bien avant qu’il ne devienne une nécessité dans le domaine du luxe.

Au-delà de la narration : la création d’icônes

La direction d’une maison de luxe doit « nourrir et moderniser la valeur et la narration de celle-ci », selon Bertrand Stalla-Bourdillon, vice-président du groupe pour le développement du retail chez LVMH.

Si les réussites et les échecs font naturellement partie de son cycle de vie, une marque choisit certains événements à célébrer. Ces moments marquants se transforment en histoires qui définissent l’ADN de la marque. Pensez à la petite robe noire de Coco Chanel, à la malle de Louis Vuitton et à la selle d’Hermès, ou, plus proche de notre propre industrie, à la montre Tank de Cartier. Les créateurs de ces innovations entrent également dans l’histoire, qu’ils soient fondateurs d’une marque comme Dior, ou designers de mode comme Karl Lagerfeld.

Ces produits et ces personnes remarquables finissent par constituer les histoires inoubliables qui deviennent des classiques dans l’univers du luxe, cimentant leur héritage. Au même titre qu’une œuvre d’art gagne en valeur quand on découvre l’inspiration de l’artiste, la portée d’un produit de luxe et le capital de marque augmentent considérablement lorsque nous racontons ses histoires emblématiques.

La confiance et la loyauté des employés

L’extrême passion que les participants vouaient à leur marques respectives et la gratitude qu’ils éprouvaient du simple fait d’être associés à l’entreprise m’ont particulièrement marqué durant ce cours. Et cela ne semble pas concerner uniquement le personnel de vente en contact avec la clientèle ; la culture de l’enthousiasme et du respect vis-à-vis de la mission partagée de la marque se diffuse directement depuis la salle de conseil et dans tous les secteurs de l’entreprise. À son tour, ce noyau de confiance rayonne sur ceux qui entrent en contact avec la marque, qu’il s’agisse de vendeurs, de prestataires de services ou de clients. En soi, cela envoie un message fort.

Une employée de la boutique phare d’une célèbre maison de luxe m’a confié que la pandémie de Covid-19 avait été une période très déprimante pour elle, parce qu’elle l’a tenue éloignée de son travail. Elle a ajouté que le fait d’être autorisée à effectuer des appels commerciaux sur Zoom auprès de certains de ses clients VIP avait constitué un léger soulagement.

Exploiter la technologie

La technologie aide les entreprises du secteur du luxe à faire ce qu’elles font déjà, mais en mieux. Au cours de la pandémie, certaines marques ont ouvert pour la première fois des sites de commerce électronique, pour toucher un nouveau segment de consommateurs sans être limitées par les contraintes géographiques.

« Grâce à la technologie, nous pouvons désormais communiquer différemment avec chaque consommateur, de manière efficace et qualitative », explique Leslie Serrero.

Les avantages s’étendent, au-delà des ventes et de la distribution, à d’autres secteurs essentiels de l’entreprise. Ainsi, les ressources nécessaires à la création de nouveaux matériaux, comme le cuir végan, qui attire un tout nouveau segment de clientèle, sont devenues plus facilement accessibles. Les techniques artisanales sollicitant des robots et des algorithmes sont également en cours de développement et peuvent, à terme, conduire à une offre de meilleure qualité.

Bertrand Stalla-Bourdillon compare l’établissement d’une maison de luxe à un arbre profondément enraciné et en pleine floraison. Nous voyons les feuilles, les fleurs, les branches et le tronc, qu’il compare aux produits joliment emballés, aux vitrines des boutiques, aux campagnes de publicité et de relations publiques attrayantes, aux images séduisantes, aux défilés de mode et à tous les événements jouissant d’une forte visibilité. Les racines de l’arbre sont moins visibles ; elles représentent le message des fondateurs, l’obsession de la qualité, la minutie, les efforts de savoir-faire à travers des années d’expérience et la passion que les associés vouent à la mission de la marque.

Son conseil pour créer une marque de luxe est simple : « Commencer par les racines. »

Source Rapaport

Les conseils des grandes marques

• Les bijoutiers et les diamantaires accordent trop d’importance à la valeur intrinsèque des métaux et des pierres. D’autres industries fabriquent des produits tout aussi luxueux avec des matériaux non précieux, en se concentrant entièrement sur le design, la qualité et le savoir-faire, des éléments que notre secteur devrait privilégier.

• Choisissez vos segments de clientèle et ciblez leurs besoins spécifiques. Notre industrie commet souvent l’erreur de vouloir plaire à tout le monde. Rien n’est plus caractéristique de la grande consommation que de tomber dans le piège de l'attrait de masse. Si vous vous concentrez sur un groupe de clients bien défini et que vos produits correspondent exactement à leurs goûts, vous obtiendrez une plus grande fidélité et une clientèle plus nombreuse.

• Faire mieux avec moins. Mettez l’accent sur une poignée de produits bien conçus plutôt que sur une offre très diverse. N’ouvrez que quelques points de vente, afin de vous assurer qu’ils correspondent aux besoins du marché. Cette approche contribuera à donner à vos produits un sentiment d’exclusivité que le client de luxe recherche. 

• J’ai entendu dire à maintes reprises que vendre des bijoux, c’est comme vendre de la glace aux Esquimaux. Les marques de luxe ont prouvé que c’était possible, à condition que les Esquimaux soient convaincus de vouloir faire partie de l’histoire que transmet la glace. Investissez considérablement dans une narration authentique et sincère.Motivez votre personnel, votre équipe et vos associés. Faites en sorte qu’ils soient fiers d’être associés à votre entreprise, et à l’industrie des diamants et des bijoux en général. Une petite équipe de passionnés ayant une mission commune est capable d’accomplissements sans limites. 

• Exploitez les pouvoirs de la technologie. Notre industrie est réputée pour, de son propre aveu, être en retard sur les dernières avancées technologiques. Utilisez la technologie non seulement pour rendre votre entreprise plus efficiente, mais également pour augmenter le taux de rendement de vos ressources investies. 

Harakh Mehta, diamantaire de quatrième génération, est le fondateur et le directeur créatif de la marque de bijoux Harakh, dont le siège se situe à New York.

Article from the Rapaport Magazine – September 2022. To subscribe click here.


Photo Artisan des Lumières, collection de haute joaillerie © Hermès, courtesy of the brand.