ALROSA ? Recommandation : acheter !

Sergei Goryainov

La transformation d’ALROSA en entreprise publique et son accès à la bourse ont été accompagnés de prévisions optimistes de la part des analystes des marchés boursiers et des attentes favorables des négociants. [:]

La grande majorité des experts ont souligné les particularités du titre, les mouvements de prix favorables sur le marché du brut et les assez bonnes performances financières de la société. Tous ont convenu que l’action est considérablement sous-évaluée par rapport à des homologues étrangers et ont donné la recommandation d’acheter, précisant que le juste prix serait d’environ 45 roubles par action.

Ce raisonnement est très convaincant, quasi sans faille. Le marché a dépassé les niveaux d’avant la crise et ALROSA a affiché les meilleurs résultats financiers de son histoire… Pourtant, les cotations boursières de la société ont suivi une tendance constante à la baisse, on peut même dire une tendance programmée. Au lieu de parvenir à l’objectif des 45 roubles, elles sont descendues en dessous des 25 roubles. Ainsi, pendant toute la période de libre circulation de ses actions, la « capitalisation » d’ALROSA (il est impossible d’évaluer la valeur réelle de l’entreprise issue d’un tel flottant) a chuté de près de la moitié, un résultat décevant et apparemment étrange, qui est anormal à la fois en termes d’analyse fondamentale et technique. Il est peu probable que l’affirmation selon laquelle les prix des actions du monopole du diamant fluctuent avec les valeurs des indices boursiers russes soit prise au sérieux : la forte présence des sociétés pétrolières et gazières dans ces indices assure une véritable corrélation avec les prix des hydrocarbures. Mais les diamants ne sont ni du pétrole ni du gaz, le marché est tout à fait différent. Il présente des mécanismes de tarification radicalement distincts ; cette année, ALROSA semble avoir toutes les raisons de dépasser le marché. Mais, comme l’a noté à juste titre un négociant : « Les nouvelles, bonnes ou mauvaises, déclenchent inévitablement une baisse des cotations des actions d’ALROSA. C’est extraordinaire ! » C’est en effet extraordinaire, mais l’opération pourrait bien être influencée par des hommes tout ce qu’il y a d’ordinaire.

Combien de fois a-t-on dit qu’un petit flottant constituait le préalable idéal pour manipuler des cotations boursières ? Le scénario est simple. Vous faites circuler un certain nombre d’actions sur plusieurs comptes, en vous les achetant à vous-même, à un prix que vous vous êtes proposé. Ce qui compte ici, c’est la proportion entre le nombre d’actions concernées par ces transactions et le nombre total d’actions échangées à la bourse. Si l’on se penche sur le volume actuel des transactions sur les actions d’ALROSA, il faut, pour faire baisser les cotations boursières en douceur, manipuler une participation de 1 % à 1,5 %.

La solution la plus raisonnable consisterait à vendre jusqu’à 25 % des actions en bourse à un nombre indéfini d’investisseurs. Dans ce cas, les fonds d’investissement et les banques donneraient une véritable évaluation de marché d’ALROSA, ce qui, à long terme, permettrait à l’État de se retirer complètement du capital du géant du diamant et de profiter d’un bénéfice maximum.

Entre-temps, le profil des transactions sur les actions d’ALROSA, étalées sur toute la période, traduit selon nous quasi parfaitement une stratégie de manipulation, si l’on excepte quelques pics en février et mars 2012. Ces pics de volume montrent l’émergence (ainsi que la rapide disparition) d’un acteur détenteur d’une participation suffisante pour influencer le jeu de manipulation. La clé de cette énigme a été découverte il y a quelques jours : le fonds d’investissement suédois Vostok Nafta a déclaré avoir vendu près de la moitié de ses actions ALROSA au premier trimestre 2012. « L’équilibre entre les risques et les bénéfices est tombé à un niveau tel que nous avons jugé nécessaire de nous retirer. » Ce commentaire diplomatique du directeur général de Vostok Nafta, une fois « traduit en langage clair », pourrait être transposé comme suit : « Une société dont le cours des actions est forcé à baisser avant d’être vendue aux « bonnes personnes » ne peut pas attirer l’intérêt d’un investisseur civilisé. »

Par une étrange coïncidence, presque simultanément à l’introduction d’ALROSA en bourse, la société a été confrontée à une attaque massive des médias, opération tout aussi cohérente et systématique que la manipulation de ses actions. Le champ des insinuations et la diversité des médias impliqués sont extrêmement larges : allégations de corruption dans des transactions avec des actifs pétroliers et gaziers, accusations de financement en nature des politiciens, etc. En soi, ce contexte négatif, généré de façon aussi divertissante, n’a pas présenté de menace particulière pour la société, en particulier si l’on tient compte de ses bons résultats, mais la combinaison d’insinuations, même tirées par les cheveux, sur la direction de l’entreprise, et d’une « chute » spectaculaire de sa capitalisation justifie largement l’application de sanctions appropriées. Il est fort probable que la manipulation des cours et les attaques des médias proviennent d’une même source.

Le nouveau gouvernement de Dmitri Medvedev a déclaré qu’il donnerait la priorité à la privatisation des entreprises publiques. Jusqu’à présent, la privatisation des grands actifs de Russie s’est limitée à l’octroi de biens à des hommes d’affaires proches de l’Olympe politique. Aujourd’hui, les exceptions ne sont pas légion. La présentation d’Anton Siluanov au personnel du ministère des Finances d’Igor Chouvalov, premier vice-Premier ministre, a montré, de façon assez transparente, que le ministère disposait de quelques actifs subordonnés (un « pécule », d’après les mots d’Igor Chouvalov) destinés à être rapidement privatisés. Le nouveau premier ministre a également fait preuve d’une détermination remarquable : « Les décisions ne sont pas toujours clairement expliquées pour des raisons de « commodité », notamment lorsque les arguments évoqués sont du style « ne pas toucher à cette usine, car elle est très importante pour nous, ou privatiser cette société dans deux à trois ans, lorsque le marché se sera repris ». Et en effet, quelle meilleure situation que lorsqu’un actif ne vaut pas la moitié de son prix réel et que des personnes de confiance se sont déjà vu conseiller la plus haute recommandation : « Achetez ! » ».

L’histoire de la Russie moderne suggère que les principes économiques sont souvent perçus comme une sorte de doctrine religieuse. La doctrine de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie. Une privatisation rapide et totale est la seule façon de construire en un rien de temps une Russie heureuse, calquée sur le modèle européen. Cependant, l’économie se compose d’industries et, pour chacune, il convient de bien déterminer le bénéfice que vous voulez en obtenir, le rôle que vous allez lui donner et le genre d’opportunités dont vous disposez…

Source Rough & Polished