Quels sont les souhaits ou les attentes de l’industrie du diamant quant aux nouveaux propriétaires de De Beers, quels qu’ils soient ?
Faut-il s’attendre à un changement notable du profil de la société ou à un nouvel ajustement de sa stratégie après les réformes substantielles déjà apportées par le PDG Al Cook ces deux dernières années ? Les nouveaux propriétaires laissent généralement leur empreinte au terme d’une période de transition, en affirmant à la fois leur autorité et leurs priorités.
D’une certaine manière, plus de dix ans après, l’industrie continue toujours de s’adapter à l’approche d’Anglo American. La vente de leur participation majoritaire de 45 % par les Oppenheimer en 2012 a été un bouleversement, mettant fin à cent ans de direction familiale et plaçant De Beers sous l’égide d’une multinationale. Du jour au lendemain, l’entreprise s’est retrouvée soumise à un contrôle institutionnel et aux exigences des
actionnaires, une réalité bien différente de la relation plus personnelle que le secteur avait entretenue avec elle.
Cette dynamique familiale avait nourri le sentiment que les Oppenheimer partageaient les intérêts de l’industrie. Avec Anglo American, la priorité est naturellement devenue de satisfaire les attentes des actionnaires. Il ne s’agissait pas d’un échec de la part de la holding mais simplement d’un reflet de sa mission d’entreprise, en particulier si on la compare à l’héritage d’Oppenheimer.
Une ère de volatilité
Les Oppenheimer ont dirigé De Beers à une époque où les choses étaient relativement plus simples, où les consommateurs avaient moins de choix et de loisirs et où les marges bénéficiaires étaient suffisantes pour être partagées entre les nombreux acteurs du secteur : des sociétés minières jusqu’aux sightholders, le marché secondaire des diamants bruts en passant par les négociants en diamants taillés et les marques.
À l’arrivée d’Anglo American, en revanche, la période a été marquée par des turbulences quasi permanentes. Dès que la holding a porté sa participation dans De Beers à 85 %, il est apparu évident que l’activité du diamant n’était pas adaptée à son portefeuille. Les actionnaires, habitués aux cycles de prix prévisibles des matières premières, ont eu du mal à s’adapter à un marché aussi instable et imprévisible que celui des diamants.
Ce décalage est peut-être apparu encore plus nettement dans la politique de prix de De Beers pendant une grande partie de la période Anglo American. Dans les années 2010, l’industrie du diamant a connu des pics de demande suivis de baisses prolongées, tandis que De Beers gardait une position de contrôle sur ses clients.
Les sightholders étaient confrontés à un processus de sélection rigide et intransigeant ainsi qu’à des règles d’achat strictes, qui réduisaient leurs bénéfices, laissant peu de marge de manœuvre à la dynamique du marché ou à des négociations efficaces.
Un cercle vicieux
La société s’est globalement refusée à baisser les prix des diamants bruts en période de ralentissement économique, préférant limiter l’offre et maintenir les prix jusqu’à ce que les conditions se stabilisent. Dès que le marché montrait des signes de reprise, elle ajustait ses tarifs, juste assez pour stimuler la demande. Les tailleurs, portés par la tendance haussière, se montraient alors souvent trop enthousiastes dans leurs achats et réglaient des prix élevés même lorsque la demande s’essoufflait, se retrouvant avec des stocks de diamants taillés difficiles à écouler de manière rentable. Ce cycle ne cessait de se répéter.
En arrière-plan, les achats de diamants bruts n’étaient pas toujours guidés par une demande réelle ou des besoins opérationnels mais plutôt par le désir de conserver les bonnes grâces de De Beers afin de s’assurer un approvisionnement futur. Les sightholders se sentaient souvent obligés d’accepter l’intégralité de leur attribution, même à des prix intenables en période de crise, espérant ainsi gagner les faveurs de la société. Ils craignaient aussi d’être pénalisés s’ils refusaient l’offre.
Les professionnels estimaient également qu’en limitant l’offre de marchandises, De Beers soutenait le marché pendant les périodes de marasme. Si elle avait réduit ses prix et proposé davantage de pierres, le marché n’aurait peut-être pas pu absorber l’excédent. Au-delà de cela, De Beers et les autres groupes miniers ne pouvaient pas se permettre de laisser les prix chuter en-dessous d’un certain seuil. En effet, les mines auraient alors perdu très rapidement en rentabilité, comme l’industrie a pu le constater l’année dernière (voir la vidéo en anglais : The Most Profitable Diamond Miner – La société minière de diamants la plus rentable).
Une dynamique changeante
De Beers continue de stabiliser la situation en réduisant sa production en période de ralentissement économique et en offrant une certaine « flexibilité », permettant aux sightholders de refuser une partie de leur attribution. Cependant, la dynamique du marché a évolué au cours des années 2020. Du point de vue de De Beers, ce changement s’est manifesté de deux manières distinctes.
Le premier changement réside dans le fait que, ces dernières années, De Beers, structure constituée en société et détenue par Anglo American, a adopté une approche plus attrayante pour le marché. La pandémie a mis en évidence le fait qu’aucune entreprise ne pouvait fonctionner seule ; la réussite de chacune est liée à la bonne santé de l’ensemble de l’industrie. Cette réalité est apparue encore plus évidente avec la crise actuelle. De Beers a ainsi renoué avec son rôle de gestionnaire, largement abandonné dans les années 2010, à l’époque où elle s’appuyait sur des plans stratégiques tape-à-l’œil pour apaiser les actionnaires et afficher des profits à court terme.
Le deuxième développement a des conséquences plus profondes, avec des conséquences à plus long terme. Au cours des cinq dernières années, et notamment depuis la crise du Covid, la relation entre De Beers et ses sightholders a évolué. Le rapport de force penche désormais du côté des acheteurs, guidés par un consortium informel de fabricants indiens dont l’influence est déjà considérable sur le marché.
Lorsque les prix des diamants bruts ont grimpé en flèche et se sont éloignés de la réalité du terrain, les sightholders ont tout simplement refusé leurs attributions. Cette défiance s’est particulièrement accentuée à partir de 2023 et les sociétés se sont montrées plus prudentes avec leurs stocks : ayant moins de besoins, elles étaient moins disposées à acheter des diamants bruts sans discernement. En bref, détenir un sight n’était plus du tout aussi prestigieux.
De Beers a admis que le marché avait moins de besoins et a alors commencé à raccourcir sa liste de sightholders. Parallèlement, la société botswanaise Okavango Diamond Company, qui commercialise la production locale de Debswana, a eu droit à une part croissante de cette production : 30 % aujourd’hui, pour atteindre 50 % au cours de la prochaine décennie.
Ayant moins de diamants bruts à disposition, De Beers a retiré 10 sightholders de sa liste à la fin de l’année dernière et prévoit d’en réduire encore le nombre (69 à ce jour) lors de l’entrée en vigueur des nouveaux contrats mi-2026. La société a récemment reporté cette échéance de six mois, évoquant un « environnement difficile pour les entreprises de la filière intermédiaire », selon un porte-parole.
Des offres confirmées
Pourtant, tout cela se déroule avec, en arrière-plan, le retrait prévu d’Anglo American. Beaucoup de choses pourraient encore changer avant la signature des nouveaux contrats, la holding cherchant à clore le chapitre De Beers d’ici la fin de l’année. Quant aux acquéreurs potentiels, ils ne ressembleront probablement ni aux Oppenheimer, dont l’identité familiale a marqué le secteur de manière incomparable, ni à Anglo American, avec sa base diversifiée, spécialisée dans les matières premières.
Les informations relatives aux candidats restent éparses. Bloomberg avait annoncé au mois de juin que six consortiums avaient manifesté leur intérêt, parmi lesquels les anciens PDG de De Beers, Bruce Cleaver et Gareth Penny. Quant aux autres candidats, entrés dans la course ou l’ayant quittée, leurs noms font souvent l’objet de spéculations.
Au cours de la semaine du 29 septembre, les choses se sont un peu précisées, puisque deux acteurs importants ont confirmé leur candidature. L’Angola a annoncé que la société minière d’État, Endiama, avait soumis une offre entièrement financée pour une participation minoritaire. L’entreprise « Considère que l’avenir de De Beers dépend de sa capacité à rester une entreprise mondiale dirigée par le secteur privé. » L’Angola envisage également un consortium panafricain avec le Botswana, la Namibie et l’Afrique du Sud, sans toutefois qu’aucun pays ne prenne le contrôle.
Le président botswanais Duma Boko semble avoir des projets différents. Lors de récents entretiens, il a confirmé l’intention de son gouvernement de s’assurer une participation majoritaire dans De Beers. Étant actuellement actionnaire à 15 % aux côtés d’Anglo American et compte tenu du poids important du groupe minier dans le pays, Duma Boko pourrait bien disposer de l’avantage réglementaire nécessaire pour faire pencher la balance en sa faveur.
Comme je l’ai déjà expliqué, ce serait selon moi une solution à court terme pour le Botswana (voir la vidéo (en anglais) : Botswana’s De Beers Bid: Bold Vision or Misdirection? (L’offre d’achat de De Beers par le Botswana : vision audacieuse ou erreur de parcours ?). Le modèle angolais est bien plus logique : il considère De Beers comme une ressource stratégique plutôt que comme une opportunité commerciale. L’industrie des diamants devrait rester entre les mains du secteur privé.
Les intérêts de l’industrie
En effet, pour l’industrie du diamant, si De Beers devenait publique, cela modifierait une fois de plus la relation de la société avec le marché. Les gouvernements imposent des aspects politiques et sociaux qui peuvent aller à l’encontre des besoins du marché et une telle implication risque de réintroduire la rigidité prédominante à l’époque d’Anglo American. Face aux priorités de la gestion d’un pays, Duma Boko ne peut pas ignorer les acteurs de l’industrie lorsqu’il s’agit de De Beers, ni surestimer la capacité de la société et du marché du diamant, au sens large, à stimuler l’économie du Botswana.
Parallèlement, un acheteur privé devra jongler avec les intérêts contradictoires des nombreuses parties prenantes de De Beers, comme Anglo American et les Oppenheimer l’ont fait avant lui. Parmi ceux-ci figurent les partenaires gouvernementaux, les acheteurs, les fournisseurs, les employés et, peut-être surtout, l’industrie du diamant elle-même.
À cet égard, celui qui prendra la relève devra composer avec une nouvelle forme d’influence et faire face à un dilemme auquel ses prédécesseurs n’ont sans doute jamais été confrontés avec une telle complexité : comment réagir à des conditions de marché aussi difficiles ? Quand et comment apporter son soutien ? Faut-il donner au marché – et aux sightholders – une plus grande marge de manœuvre ou orienter le marché de façon à ce qu’il dépende moins de De Beers ?
Les prochains propriétaires de De Beers hériteront d’une société très différente de celle dirigée par les Oppenheimer ou par Anglo American. Ils seront face à une industrie du diamant très différente, souvent frustrée par l’influence de De Beers tout en recherchant son leadership et qui se demande désormais ce qu’elle peut attendre du nouveau propriétaire, quel qu’il soit.
Image : Un sightholder examine les diamants bruts de De Beers (De Beers).
Source : The Diamond Press