Dans le centre de taille de l’Inde, le désespoir pousse les tailleurs au suicide, à l’heure où les sanctions étranglent l’offre et où les pierres synthétiques redéfinissent les marchés. Nos journalistes ont recueilli les histoires de ces travailleurs.
Au cœur des rues étroites de Surat, le ronronnement des disques de polissage rythmait autrefois la journée, évoquant précision et prospérité. De nos jours, il résonnent comme un malaise. Dans les ateliers à la lumière tamisée, les hommes qui, jadis, sublimaient les pierres brutes, restent désormais inactifs, privés des pierres qu’ils ne peuvent plus se permettre de tailler.
Évoquons l’histoire de Nikunj Jyanti, 28 ans, polisseur dont le toucher adroit transformait des fragments de carbone en œuvres d’art. Lorsque la crise a éclaté et que son emploi a été supprimé, il n’a parlé à personne du fardeau qui pesait sur lui.
« Il souriait tous les jours, confie sa mère, Mukta, la voix empreinte de chagrin. Mais à l’intérieur, il était brisé, comme un diamant soumis à une trop forte pression. »
Ici, dans la capitale indienne du diamant, où sont taillées près de 90 % des pierres, une ombre sombre plane sur les ouvriers. La conjonction de facteurs mondiaux, de ralentissements économiques, de sanctions sur les exportations russes et de montée en puissance des pierres synthétiques plonge l’industrie dans la crise. Ces dernières années, des dizaines d’ouvriers du diamant se sont suicidés, victimes, non pas de maladie ou de négligence, mais d’un marché mondial en pleine mutation.
Nikunj Jyanti fait partie de ces victimes. Très jeune, il s’était forgé une réputation d’artisan méticuleux à Surat. Cependant, après avoir perdu son emploi, et accablé par une pression financière croissante, il a mis fin à ses jours en août 2024.
« Il ne nous a jamais parlé de ses problèmes, explique sa mère, enveloppée dans un sari bleu et parée de bracelets rouges. Il était toujours stressé, peinant à joindre les deux bouts. Il gardait tout pour lui, et cela le rongeait de l’intérieur. »
Poussé à bout
Le décès de Nikunj Jyanti participe à une augmentation inquiétante du nombre de suicides chez les ouvriers du diamant en Inde. Au moins 100 polisseurs se sont suicidés ces deux dernières années, submergés par la perte de revenus et les dettes, selon Bhavesh Tank, vice-président du Syndicat des travailleurs du diamant du Gujarat (DWUG). Bhavesh Tank pointe du doigt les sanctions américaines sur les diamants qui, selon lui, ont contribué à paralyser une industrie locale fortement dépendante des diamants bruts russes.
Au sein des derniers ateliers de Surat, le bruissement autrefois énergique des machines a laissé place à une ambiance plus lugubre.
Dans l’atelier du quartier de Somnath Society, sur Varachha Road, les polisseurs sont assis les uns à côté des autres, courbés sur leur machine à polir circulaires, dans la faible lueur de lumières DEL. Ils saisissent chaque diamant avec précaution à l’aide de pinces et pressent délicatement les pierres contre le disque de taille à l’aide de bâtonnets. Le travail est lent et minutieux. La pierre doit être inclinée avec précision afin qu’apparaissent les 56 minuscules facettes qui captent la lumière et font scintiller le diamant. Après chaque frottement sur le disque, ils s’arrêtent et vérifient leur travail, examinant les diamants à la loupe pour s’assurer de la perfection de l’alignement et de la précision de chaque facette.
« Avant, les ouvriers pouvaient travailler 12 heures par jour, sept jours sur sept. Aujourd’hui, ils passent entre quatre et cinq jours par semaine à l’atelier, à raison de trois heures par jour, explique Harish Bai Rajput, un polisseur de 38 ans qui a quitté la ville de Rajkot en quête d’un avenir plus stable. Nous polissions environ 50 diamants par jour et pouvions gagner 2 000 roupies [environ 23 dollars]. Aujourd’hui, nous en gagnons à peine la moitié : nous ne polissons que 20 à 25 diamants par jour pour 900 roupies [environ 10 dollars]. »

Une multitude de facteurs
Cette chute brutale des revenus traduit les difficultés qui touchent l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement mondiale du diamant. Les sanctions imposées aux diamants russes – qui représentent 29 % de l’offre mondiale de diamants naturels – ont interrompu les importations de ces matière première vers Surat. De plus, les restrictions sur les diamants russes aux États-Unis ont réduit considérablement le poids des principaux marchés.
« L’industrie dépend des importations de diamants bruts, principalement en provenance de Russie. Avec la fermeture du marché [principal les États-Unis], les pénuries ont frappé de plein fouet les entreprises indiennes », explique Dinesh Navadiya, président de l’Indian Diamond Institute.
Or, les sanctions ne constituent qu’une partie du problème. La demande mondiale de diamants naturels a fortement chuté, tandis que les diamants synthétiques, dont l’éclat est quasiment identique pour un prix bien moindre, inondent le marché. Aux États-Unis et en Europe, les consommateurs se tournent de plus en plus vers les pierres synthétiques, ce qui a fait baisser les prix des diamants naturels et réduit les marges bénéficiaires des tailleurs de Surat.
« Auparavant, nous recevions constamment des commandes de la part d’acheteurs américains, témoigne un propriétaire d’une unité de production. De nos jours, ils veulent des diamants synthétiques moins chers, que nous ne parvenons même pas produire ici à cette échelle. »
Les exportations indiennes de diamants taillés ont fortement reculé, passant d’environ 23 milliards de dollars en 2022 à environ 16 milliards de dollars en 2023. Elles devraient continuer de baisser pour atteindre environ 12 milliards de dollars début 2026.
Cette baisse fait suite à des exportations record de pierres et de bijoux, qui s’élevaient à environ 39 milliards de dollars entre 2021 et 2022, dont 24 milliards de dollars de diamants taillés. Le ralentissement actuel en est d’autant plus douloureux.
« Nous importons 100 % de nos matières premières et en exportons 95 %. Seuls 5 % sont achetés sur place », explique Dinesh Navadiya. Sa société, Tiku Gems, autrefois dynamique avec ses 150 ouvriers qualifiés environ, est désormais fermée. Comme beaucoup d’autres dans l’industrie, il est passé de l’activité de taille au négoce, achetant et vendant uniquement des produits finis en fonction de la demande.
« J’importais auparavant pour 300 000 à 400 000 dollars de matières premières chaque mois. Aujourd’hui, je n’en importe plus que pour 100 000 dollars », affirme-t-il. Il estime que l’industrie est en danger imminent : « Si les sanctions américaines sont maintenues, l’industrie indienne s’effondrera complètement d’ici quelques années. »
En plus des sanctions et des diamants synthétiques, la crise a également été aggravée par le ralentissement des dépenses de luxe dans le monde, notamment aux États-Unis et en Chine. Les négociants affirment que les détaillants reportent leur réapprovisionnement en attendant que les prix se stabilisent. Cette situation pèse sur les quantités de matières premières et la demande dans les usines de Surat, une double peine qui mine la confiance de tout le marché.

Des polisseurs autour d’un disque à Surat (Shutterstock)
Le déclin d’une profession
Dans la région du Gujarat, l’industrie du diamant, qui attirait autrefois chaque année de nouveaux employés, séduit beaucoup moins de nos jours et les perspectives d’emploi pour les travailleurs expérimentés s’amenuisent de jour en jour.
« Aujourd’hui, nous perdons des artisans qualifiés, déplore Bhavesh Tank. Seuls 3 000 nouveaux artisans qualifiés arrivent chaque année. Avant 2008, nous comptions au moins 40 000 nouvelles personnes dans l’industrie chaque année. »
La baisse des revenus est palpable. Autrefois capables de faire vivre leur familles grâce à des revenus réguliers, les travailleurs peinent désormais à faire vivre leur famille.
Ashok Arjunbai Tumar se souvient avec nostalgie de la période faste de l’industrie. « Avant, nous recevions 150 diamants par jour pour le polissage et gagnions environ 50 000 roupies [environ 600 dollars] par mois, avec la possibilité de faire des heures supplémentaires et de travailler le dimanche, se souvient ce polisseur de 44 ans. Aujourd’hui, notre charge de travail a diminué de 60 % et beaucoup ne savent pas combien de temps ils vont encore tenir. »
Les artisans indiens possèdent un savoir-faire exceptionnel en matière de polissage de diamants, notamment pour tailler avec précision des pierres de 56 facettes. Ils maîtrisent le polissage des faces supérieures et inférieures et des arêtes de toutes les pierres, une tradition qu’ils perfectionnent depuis des générations. Or, lorsque les États-Unis – puis l’Union européenne et les autres pays du G7 – ont interdit l’importation de diamants taillés d’origine russe, les conséquences pour l’Inde ont été inévitables. Les répercussions de cet effondrement ont plongé des familles entières dans la précarité financière.
Pour Girish Bai Laxman Bai Savaliya, un polisseur de diamants de 43 ans qui travaille depuis plus de vingt ans chez Sadhguru Gems, dans le quartier de Somnath Society, le ralentissement a eu des conséquences à la fois économiques et personnelles.
« Il faut lever les sanctions, déclare Girish Bai Laxman Bai Savaliya avec empressement. S’il n’y a plus de marché, cette industrie va s’effondrer et le nombre de vies sacrifiées augmentera. »

Un lourd tribut humain
L’impact de cette catastrophe économique sur les vies humaines est incontestable. La disparition de Nikunj Jyanti a laissé un vide immense dans sa famille. Son père, un maçon à la retraite, évoque le combat silencieux de son fils : « Il ne voulait pas nous inquiéter, sachant que ma santé est fragile. Mais la pression était insupportable pour lui. »
Nikunj Jyanti laisse derrière lui sa femme et une fille de 14 mois, qui sont désormais confrontées à un avenir incertain. « Nos dépenses mensuelles allaient de 25 000 à 30 000 roupies [environ 300 à 340 dollars], explique sa veuve, Janak. Nous dépendions de lui, aujourd’hui nous n’avons plus rien. »
Après son décès, la famille a même eu du mal à financer sa crémation et a dû compter sur l’aide de voisins et de proches.
La crise a également des conséquences dévastatrices sur la santé mentale des personnes. « Le manque de revenus engendre un stress énorme chez les travailleurs », explique Dinesh Navadiya. Il affirme que la réduction des heures de travail et les difficultés financières persistantes ont entraîné une augmentation des cas de dépression et de suicide. « Nous avons écrit au gouvernement au sujet de ces suicides, mais nous n’avons reçu aucune réponse. La situation est sans précédent ; cette récession est plus longue que toutes celles que nous avons connues jusqu’à présent. »
Pour tenter d’éviter d’autres suicides, l’association de Bhavesh Tank a mis en place une ligne d’écoute téléphonique proposant un soutien psychologique aux travailleurs. « Nous avons reçu plus de 2 000 appels cette année, indique-t-il. Entre cinq et sept personnes nous contactent chaque jour. Nous avons secouru des dizaines de travailleurs et les avons aidés à s’ôter les pensées suicidaires de l’esprit. Nous les écoutons et les encourageons à gérer leur stress. »
« Je ne connais rien d’autre »
Pour Parmar Vinubhai Parshotambai, polisseur de diamants de longue date, l’effondrement de l’industrie a entraîné non seulement la perte de son emploi, mais aussi l’annihilation totale de toute une vie de travail et d’expertise.
« Je ne connais rien d’autre, affirme la voix chargée de résignation cet homme de 52 ans, qui travaille dans l’industrie depuis toujours. J’ai passé ma vie à faire scintiller les diamants. Parallèlement, ma propre vie a sombré dans les ténèbres. »
Après trois ans passés chez JD Lakshya Diamonds à transformer des pierres brutes en petites pierres taillées, il a été licencié, son employeur ayant rencontré des difficultés d’approvisionnement en raison des sanctions imposées sur les diamants russes.
« Mon patron m’a versé deux mois de salaire, soit 32 000 roupies [environ 360 dollars], et m’a dit qu’il me recontacterait au besoin », raconte-t-il. Cet appel n’a jamais eu lieu, et aucune nouvelle opportunité ne s’est présentée à lui. Les difficultés financières de sa famille se sont aggravées lorsque les dépenses médicales de sa femme ont épuisé toutes leurs économies. Leurs deux fils adolescents, Shivam et Dhruv, dont les études étaient autrefois une priorité pour la famille, voient leur avenir remis en question par cette instabilité financière.
À l’heure où il envisage de quitter Surat, la ville qu’il habite depuis quarante ans, Parmar Vinubhai Parshotambai ressent un sentiment de trahison palpable.
« Nous dépendions de cette industrie pour tout, affirme-t-il. Aujourd’hui, nous avons l’impression d’avoir été abandonnés. »
Image principale : Illustration de David Polak.
© Article écrit par Sajad Hameed and Rehad Qayoom
Source : Rapaport