Le marché gris est-il en perte de vitesse ?

Joseph Dobrian

La principale doléance à propos des montres du « marché gris » – ces montres neuves proposées par des revendeurs non autorisés –, c’est que les négociants autorisés ont plus de mal à obtenir des bénéfices sur les montres de luxe.[:]
Certaines marques de qualité sont plus difficiles à trouver chez les revendeurs non autorisés et les remises varient mais, bien souvent, une montre du marché gris affiche un tarif 25 % à 35 % moins cher que chez un revendeur autorisé.

Les montres ne sont pas fausses. Elles sont authentiques, même s’il s’agit souvent de liquidations ou de modèles moins demandés. Mais si un client dit à un revendeur autorisé : « Je peux obtenir cette montre de 40 000 dollars pour 30 000 dollars sur Internet », le revendeur va devoir choisir entre négocier ou perdre la vente.

Le marché gris ne disparaîtra probablement jamais totalement. Certains revendeurs affirment même qu’il faut le tolérer, faute de quoi les fabricants devront trouver des méthodes moins acceptables pour se débarrasser des excédents, par exemple en les détruisant, tout simplement.

Les revendeurs de montres autorisées profitent toutefois de certains avantages, sur lesquels ils doivent insister devant le client. Premièrement, ils vendent de la tranquillité d’esprit. Ils peuvent assurer au client que la garantie est sans faille. Ils peuvent lui fournir un avis expert sur la technologie de la montre, ses fonctions et sa provenance, mais aussi sur sa valeur en tant qu’article de collection.

Évoluer en zone grise

De nombreuses montres du marché gris aux États-Unis étaient destinées à être vendues à l’étranger mais elles ont été cédées à des distributeurs qui les ont vendues à des distributeurs non autorisés en Amérique du Nord. Un client peut ainsi acheter un article haut-de-gamme d’un fabricant réputé, non seulement à prix réduit mais aussi beaucoup plus rapidement qu’auprès d’un revendeur autorisé.

Souvent, le client sait qu’il achète une montre du marché gris. En règle générale, les revendeurs autorisés n’offrent pas de fortes remises sur les montres haut-de-gamme.

Il n’y a rien d’illégal à acheter une montre à un revendeur non autorisé. Pour le consommateur, les inconvénients n’apparaissent que si et lorsque la montre a besoin d’être réparée. Les montres du marché gris ne profitent d’aucune garantie fabricant et les distributeurs autorisés savent facilement identifier les montres qu’ils n’ont pas vendues.

Les distributeurs du marché gris proposent leurs propres garanties bien entendu, mais c’est du quitte ou double. Les réparateurs de montres compétents sont difficiles à trouver et ces distributeurs ne peuvent souvent pas se permettre d’en embaucher.

En outre, les réparateurs qui ne travaillent pas avec un distributeur autorisé sont souvent incapables d’avoir accès à des pièces détachées authentiques. Ils peuvent réussir à refaire fonctionner une montre mais, si elle ressort avec une ou deux pièces génériques, sa valeur en tant qu’objet de collection est sévèrement compromise.

Bien entendu, les clients peuvent faire réparer leur montre en usine, auprès du fabricant d’origine, mais cela aura un prix. Un achat sur le marché gris est donc un pari mais beaucoup considèrent que ce risque est acceptable.

Une façon d’écouler de vieilles marchandises

Certains initiés de l’industrie concèdent que le marché gris répond à un besoin et qu’il n’est pas totalement négatif.

La vente à des revendeurs non autorisés est une manière, pour les distributeurs, de se débarrasser d’un produit qui ne se vend pas au prix du retail ou d’un produit dont la production est arrêtée, afin de faire de la place pour de nouvelles marchandises.

Les montres les plus belles et les plus récentes sont généralement mieux protégées et difficiles à trouver en dehors des filières autorisées. Bien souvent, le fabricant doit choisir entre tolérer le marché gris ou rappeler et détruire les invendus.

De nombreux observateurs du marché conviennent également que le marché gris est, dans une certaine mesure, un problème au niveau des quantités fabriquées – et que ce problème tend à diminuer.

Les horlogers semblent avoir compris qu’ils ont inondé le marché et prennent garde désormais de ne pas fournir plus de produits que ce qui se vendra.

« Avec une demande globale accrue pour les montres de luxe et les efforts engagés par les petits détaillants indépendants, qui utilisent souvent le marché gris pour se débarrasser d’articles peu recherchés afin de réduire les stocks, le marché gris pourrait bien avoir ralenti, affirme Jon Cox, responsable des titres suisses et des titres pour les consommateurs européens au cabinet de recherche Kepler Cheuvreux, installé à Zürich. On le voit dans les commandes. Il faut plus longtemps pour écouler un produit sur le marché gris et les remises sur les prix officiels ont été réduites. »

Jon Cox poursuit : « Comme le marché principal continue de s’améliorer et que certains des plus gros producteurs font des efforts pour s’assurer que leurs produits n’entrent pas sur le marché gris, ce marché gris risque de rétrécir de plus en plus à l’avenir. »

Toutefois, il est peu probable qu’il disparaisse jamais.

« Ce marché profite à une industrie qui reste globalement basée sur les ventes en gros. Les producteurs de montres font principalement appel à des détaillants indépendants pour vendre leurs produits, a-t-il expliqué. Ils ne peuvent pas contrôler toutes les étapes de la distribution et certains préfèrent ne rien savoir du marché gris car il libère de la place chez les détaillants indépendants qui peuvent commander de nouveaux articles. »

Jon Cox a noté que Richemont, qui possède des marques comme Roger Dubuis, A Lange & Söhne et Vacheron Constantin, a considérablement limité la disponibilité de ses produits sur le marché gris en rachetant les surplus asiatiques – mais il s’agit d’une exception.

Tony Wasserman, vice-président des ventes et du marketing pour Old Northeast Jewelers à St. Petersburg, en Floride, qui distribue les marques Glashütte, Omega, Grand Seiko, TAG Heuer, Ulysse Nardin et de nombreuses autres, a affirmé que toutes les grandes marques – et tous les grands types de montres – sont disponibles légalement sur le marché gris mais il en convient, ces disponibilités semblent se raréfier.

Old Northeast est l’un des plus importants revendeurs autorisés de montres haut-de-gamme dans le sud-est des États-Unis. Tony Wasserman admet qu’il est parfois difficile d’obtenir de bonnes marges sur les montres au détail en raison de la présence des produits sur le marché gris.

« Ce n’est pas nouveau, a-t-il déclaré. Ça se pratique partout dans le monde, étant donné la pression démesurée pour augmenter les ventes. Mais cette tendance ralentit. »

Elle était répandue aux États-Unis ces deux dernières années et ses effets sur les revendeurs autorisés étaient évidents.

« Si un consommateur peut facilement acheter un produit à peine plus cher que le prix de gros, vous ne pouvez pas lui vendre ce même produit au prix du détail, a expliqué Tony Wasserman. Si un distributeur compte les marchandises grises comme des ventes, il augmente son chiffre d’affaires mais pas vraiment son résultat. C’est comme se débarrasser des voitures à la fin de l’année modèle. »

Les montres du marché gris sont faciles à trouver, a-t-il expliqué. Elles sont disponibles sur eBay et sur d’autres sites horlogers spécialisés. Et les articles du marché gris se retrouvent parfois dans les boutiques de détaillants comme Costco et Walmart.

(En 2015, les établissements Costco ont fait parler d’eux en remportant une bataille vieille de dix ans avec la marque Omega, appartenant à Swatch Group, à propos de montres du marché gris. Parallèlement, Walmart a fait les gros titres du dernier Black Friday : des montres de Cartier, Rolex, Omega et IWC ont été trouvées à la vente sur son site Internet. Cartier a souligné que Walmart n’était pas un revendeur autorisé mais a cessé de lui demander publiquement d’arrêter de vendre la montre.)

« Cela nous affecte au quotidien, a-t-il ajouté. Vous pouvez acheter sur Internet et trouver quelqu’un en Allemagne qui vous offrira un meilleur prix. L’activité des montres s’est mondialisée. Je comparerais cela à la façon dont le marché diamantaire a été affecté par Internet. Les diamants étaient généralement des marchandises dont on ne connaissait pas le prix. Aujourd’hui, les clients entrent dans une boutique en ayant fait des recherches sur les 4C sur leurs smartphones et ils connaissent huit autres points de vente où ils peuvent acheter ce qu’ils veulent à tel et tel prix. »

Le seul bijou qui permet d’obtenir des marges aujourd’hui, c’est celui qui n’a pas de marque, a-t-il expliqué.

« Il fut un temps où un client n’avait pas les moyens de parcourir 30 boutiques pour se renseigner sur une montre. Le joaillier pouvait la vendre à un prix donné. Aujourd’hui, même les marques qui ne sont pas connues pour être bon marché font l’objet de remises au retail. Si une marque est trop distribuée et que plusieurs détaillants de votre région en proposent, vous allez devoir appliquer des remises pour la sortir de votre vitrine. »

Tony Wasserman a expliqué que certains clients se rendent dans sa boutique pour des réparations, prétendant avoir acheté la montre neuve, encore dans sa boîte. C’est effectivement le cas mais la garantie est nulle, car la montre ne provient pas d’un revendeur autorisé.

De nombreux clients, a-t-il affirmé, ne savent pas que le revendeur non autorisé a peut-être acheté l’article avec une garantie mais que cette garantie n’est pas cessible au propriétaire final.

« Si nous vendons par l’intermédiaire d’un distributeur en Amérique du Nord, nous avons le suivi du numéro de série, a-t-il expliqué. Si vous m’appelez à propos d’une montre ayant un numéro de série, nous pouvons savoir à qui nous l’avons vendue. »

Une partie des produits gris sont inévitables

Jeffrey Hess, PDG de Duber Time, un distributeur installé à St. Petersburg qui possède également deux boutiques Old Northeast Jewelers dans la région, admet réaliser des liquidations de temps à autre mais ajoute qu’il prend garde de s’assurer qu’il s’agit effectivement de vieux articles et que les quantités en circulation sont minimes.

« Nous savons que de nombreuses marques possèdent des marchandises anciennes, peu demandées, qui feront l’objet de remises, a-t-il affirmé. En tant que revendeurs autorisés de nombreuses marques, nous savons quelles sont celles qui le font de façon discrète et prudente. Celles qui sont moins discrètes sont rapidement éjectées de notre boutique. » Jeffrey Hess a toutefois refusé de donner les noms des pires contrevenants.

« Grand Seiko, pour n’en citer qu’une, prend grand soin de ses revendeurs autorisés sur le marché des liquidations. La marque rachète ses produits, a-t-il ajouté. Pourtant, certaines marques semblent fabriquer spécialement pour le marché des liquidations. Nous voyons sans cesse les mêmes montres réapparaître. Bien sûr, elles vendent quelques articles à leurs distributeurs autorisés au prix normal mais elles vendent aussi aux sociétés de liquidation à 30 cents pour un dollar. S’il s’agissait de sociétés américaines, elles seraient au tribunal toute la journée. »

Un autre problème que rencontrent les revendeurs autorisés, selon Jeffrey Hess, ce sont les clients qui passent entre 60 et 90 minutes dans une boutique à regarder les montres haut-de-gamme et prendre une décision, pour finir par trouver cet article sur Internet à prix réduit.

Paul Altieri, PDG de Bob’s Watches à Huntington Beach, en Californie, est spécialisé dans les montres d’occasion.

Il qualifie Internet de « plus grand perturbateur » de l’industrie horlogère, ajoutant que la plupart des marques n’ont aucune stratégie pour protéger les revendeurs autorisés des marchandises grises.

« Ce n’est qu’une question de temps avant que les grandes marques horlogères ne trouvent un moyen de proposer leurs produits en ligne, a-t-il affirmé. Cela aura certainement un effet négatif sur les revendeurs du marché gris. Les marques ont un énorme intérêt à vendre sur Internet par le biais de places de marché bien établies. »

Source National Jeweler